Lecture

Renaud Camus, La Dépossession ou du remplacisme global : l’ « ontocide » par substitution

Le Grand Remplacement et son corollaire le Petit Remplacement qui le suit ou le précède comme son ombre sont les manifestations d’un phénomène plus vaste, plus englobant. Ils procèdent d’une matrice que la Machinerie davocratique s’ingénie à cacher. Dans le Grand Remplacement, nous voyions ce qui se passait sur scène mais il nous manquait le texte, les coulisses, le metteur en scène, l’ob-scène. C’est chose faite avec la Dépossession dont le sous-titre révèle l’ambition : partir des Petit et Grand Remplacement, les phénomènes, pour dévoiler le « remplacisme global », le noumène, le Moteur, la Matrice. 

Ne cherchons pas une définition ou une composition académique dans La Dépossession. Renaud Camus s’y refuse et s’en explique par un savoureux renversement : « plus les choses sont difficiles à définir, plus elles sont ; plus elles ont d’existence, de consistance, de vérité et d’influence sur les affaires du monde, plus elles se dérobent à la circonscription par les mots ». Ainsi, à la manière de la théologie apophatique, il s’agit de dire ce que le monde n’est pas, de traquer, le faux, le toc, le « Faussel », le monde Potemkine, le « Bidon-monde », le monde Bidon, tout le Dispositif destiné à tromper et à égarer notre raison et notre perception. Il s’agit de lever le voile sur les mythes qui caractérisent la déconstruction moderne et postmoderne.

Le premier d’entre eux est la conception positiviste de la Science, la Science devenue religion sur fond de « mort de Dieu ». La foi est devenue « foi chimique », la lettre et l’esprit ont laissé place au chiffre. « Les nombres ne donnent pas d’ordre, ils sont l’ordre » nous dit Renaud Camus qui tire, ce faisant, le fil d’une histoire placée sous l’égide de Pythagore : « Les nombres régissent l’univers, tout est arrangé d’après les nombres », une approche philosophique qui régira le rationalisme cartésien, la mathésis universelle de Leibniz, le saint-simonisme  et son catéchisme des industriels, la Religion positiviste d’Auguste Comte, et bien sûr le taylorisme et le fordisme, la science statistique, et enfin la « numérisation de la Terre ». Renaud Camus fait émerger une histoire par le nombre, mais un nombre-écran. Le nombre ne traduit pas le réel ; au contraire, il le masque, l’in-forme, le recrée, le remplace. Le chiffre s’interpose entre l’homme et l’être et impose une herméneutique qui prend une forme politique à travers la « cybernétique » à laquelle Renaud Camus consacre de brillantes pages. La kubernêtikè, en grec, désigne l’art de gouverner les hommes et prend au milieu du XXème siècle le sens d’« étude des moyens des processus de contrôle et de communication chez l’être vivant et la machine ». La cybernétique inscrit le destin de l’homme dans un « devenir-machine » sous l’égide de la Technique : plus question de gouverner les hommes, même d’administrer les choses. Le saint-simonisme moderne et postmoderne ouvre la voie d’une administration technocratique de l’homme-chose : la « matriculation générale » de Thomas J. Watson (IBM !) et les cartes mécanographiques perforées destinées à contrôler l’activité des camps de concentration en furent l’aboutissement historique le plus tragique. Par effet de miroir, la Grande Réinitialisation en est à mon sens la manifestation contemporaine la plus inquiétante. La dépossession est d’abord dépossession de l’humanité de l’homme : dépouillé de son existence et de son essence, il est l’homme spectral de John Rawls si soluble dans l’individualisme libéral. Il est la monade de Leibniz intégrée dans une harmonie universelle dont l’ informatique (le binaire, l’algorithme) tisse la Toile. « J’ai dit que le nombre était la langue « naturelle » du remplacisme global, les chiffres son alphabet »…

La cybernétique, tekhnè politique du remplacisme global, passe par un Dispositif d’ingénierie sociale, patiemment construit depuis la Deuxième Révolution industrielle et accéléré dans les années 70. Il faut orchestrer la fin de l’homme et la « Fin d’un monde » pour reprendre le titre de Patrick Buisson. L’ « Homme aboli » passe par l’abolition de tout ce qui l’ancre dans l’être, dans la terre, dans le solide. C’est l’abolition du « -st », les stances, le statut, l’Etat, les statues, la résistance, le stable : il s’agit par les industries de l’hébétude, par la gouvernance, par la négation et le mensonge, de liquéfier et liquider tout ce qui relève de l’appartenance. Il faut dissoudre les inégalités de nature, les distinctions, les spécificités, les particularismes pour tout liquéfier dans la mer du grand tout indistinct. L’ « égalité » et les « valeurs républicaines » en sont de ce point de vue le plus puissant dissolvant : l’égalité est « un formidable défi à la nature et au bon sens, elle détruit tout ce qu’elle touche » : la famille, l’école, la culture, la civilisation. Elle rend impensable la pensée fondée sur la distinction, la civilisation fondée sur la hiérarchie. Elle remplace le temps par le chronomètre, le paysage par la zone, l’homme par la matière humaine indifférenciée (MHI). Elle rend toute perception impossible et nous dépossède de la spécificité des choses.

En effet, la plus manifeste des dépossessions est celle de la chose par le nom qui s’y substitue. Renaud Camus élabore en filigrane dans son ouvrage une histoire par la langue : « En régime ultra-hermogénien et ardemment nominaliste, où le nom est souvent la chose, toute la chose (les « Français » etc.), c’est la marque, en bien des cas, qui constitue la désirabilité de l’objet ». Ce que Renaud Camus dit du luxe est applicable à l’ensemble du monde ordonné par Davos : le nom n’est qu’une marque, un logo destiné à assurer la publicité (au sens étymologique) du monomonde uniformisé : « Français », « quartiers populaires », « vivre ensemble », « haine », « liberté », « égalité », « fraternité », « laïcité », « valeurs », tous ces mots manifestent la disparition de la chose. Lorsque le mot est prononcé, la réalité qu’il désigne s’évapore et se transforme même en son contraire. C’est l’alchimie de la langue davocratique. Elle ne se contente pas de masquer, elle subvertit, pervertit tout ce qu’elle touche. Elle est une marque déposée par les publicistes du Faussel, les promoteurs de l’ersatz, les chantres – les vrais ! – du Grand Remplacement : médias, gouvernants, universités, écoles. Pour assurer la « dévoration » de l’homme par le Dispositif et acter son remplacement, il convient en effet d’inverser les signes. Pire, il faut étouffer l’être par le nom. Il faut nier, « négationner » plus exactement. Il faut dire que ce qui est, ce que l’on voit, n’existe pas. Il faut accomplir le « crime parfait », l’ « ontocide » : changer la chose tout en conservant le nom, faire oublier l’être et ses manifestations : les races, les sexes, la nature, l’étranger, l’indigène,  l’ici, l’ailleurs. 

C’est ainsi que nous sommes entraînés vers une régression généralisée. Paradoxalement, c’est la langue de l’in-fans, celui qui ne parle pas, qui règne en maître. C’est la grande innovation de l’esprit 68 : « De fait, dans les sociétés du remplacement général, fordiennes, post-fordiennes, tayloristes, les enfants, qui sont par définition les remplaçants, sont non moins automatiquement les maîtres du jeu. Ils ne représentent pas seulement l’avenir, ils sont le pouvoir au présent, le pouvoir de substitution ». Le règne de l’hypocoristique (maman, papa, mamie), la tyrannnie du « sympa », la pédagogie permanente par le powerpoint ou le graphique dévoilent cette ère du ça, du pulsionnel, le deuil du surmoi, du logos, fondements théoriques d’une société démocratique. Comment s’étonner dès lors que la démocratie entre dans une période de fatigue, d’incrédulité profonde ? Si la « langue a-structurée de l’enfance devient sacrée », si la syntaxe, sa logique ne structurent plus les débats, si le forum n’est plus qu’un espace d’onomatopées, d’hypocoristiques, de bisous, de prénoms, d’interjections, de « c’est quoi ? », pourquoi poursuivre l’épopée démocratique lorsqu’elle finit dans les poubelles du monde bidon ?  N’y a-t-il pas plus grande dépossession que celle infligée au Demos, l’illégitime, l’intrus, l’acteur d’un agenda démocratique qui ne compte plus au profit d’une agenda, sérieux, lui, décisionnel, l’agenda davocratique ? Renaud Camus vient nous surprendre dans notre abandon à n’être plus qu’une abstraction, une puissance sans acte, une potentialité sans actuation, une hylè sans morphè. Rien n’est donné, transmis. Tout est acquis. Tel est le sinistre programme du woke : faire de la volonté individuelle l’instance régulatrice du monde, choisir tyranniquement son identité : bonum quia volutum, une chose est bonne parce que je la veux. Le cœur de la dépossession est le deuil de l’héritage, le deuil de l’être, le « désêtre ». Ce qui est n’est plus. Il ne reste plus que ce qui est voulu. Tout est régi par cette instance tyrannique, capricieuse et infantile de la volonté individuelle, la seule instance souveraine dans le davoscène, l’instance du trans-, de la transition de genre, de la transition de peuple. 

Le davoscène, est l’ère du miroir, l‘ère de la haine de l’autre. La rhétorique diversitaire cache une fascination paradoxale pour l’uniformisation et la standardisation d’où « l’alliance du remplacisme global davocratique avec les forces de progrès ». L’Autre ne peut subsister ; il doit être au mieux assimilé, au pire intégré de toutes forces dans le corps social et politique. L’écrabouillement de l’Autre et du Même conduit au tragique « écrabouillement de centaines de cultures, de centaines de langues, de formes des arcades sourcilières, de rites, de recettes de cuisine, de taches de rousseur, de mythes ». La dépossession de la diversité, de l’altérité est un désastre écologique sans précédent. Eh oui ! Renaud Camus est le « chantre » de l’altérité. Il est le conservateur sourcilleux de l’étrangèreté, ce musée de l’altérité qui n’existe plus dans le Bidon-monde malaxé, mixé, outrageusement métissé, le monde du Nutelhom, de la pâte uniforme et « sans grumeaux ». Alors, la XVIIème chambre, réveillez-vous ! Vous condamnez les chevaliers du -st , les derniers résistants au nazisme et communisme postmodernes, cette industrialisation concertée de l’homme-produit, cette « ressource humaine » standardisée, cet « Homme-T » fabriqué à la manière de Taylor ou de Ford. Ne vous trompez pas d’ennemi ! Vous vous empressez de détruire celui qui, contre toute apparence médiatique, vous protège, protège l’avenir de vos enfants, celui qui dit : « Le remplacisme est la phobie du xenos, horreur industrielle de toute altérité », celui qui dit « Moins il y a d’altérité plus il y a d’aliénation ». Celui qui prononce ces mots, c’est ce que, sans doute naïvement, j’appelle un humaniste, l’antidote total à la xénophobie, justement, l’intrus du davoscène …

La Dépossession est amputation mais c’est aussi l’ajout, la croissance, l’excroissance, la surabondance. Paradoxalement, on est dépossédé par la construction, la bétonisation, l’empilement d’artefacts. Pour faire oublier le vide, quoi de mieux que le plein, la saturation de signes ? Par la publicité, par le slogan, par le bruit, la sonorisation, la présence itérative et tyrannique du negotium, nous sommes dépossédés de l’otium philosophicum, de la méditation, du silence, du paysage nu, de la lande inefficace et inefficiente, de la chose brute, de l’être-là de Heidegger, de la quiddité de Saint-Thomas d’Aquin.  Impossible désormais – et c’est un crève-cœur – d’habiter le monde en poète.

Lisez La Dépossession car ce livre est une arme, une arme herméneutique pour traverser l’écran de fumée du Faussel. Il en décode les tromperies et les impostures. Il tisse des liens historiques entre des épisodes en apparence épars mais qui apportent un éclairage évident sur la voie politique et civilisationnelle que nous empruntons aujourd’hui. Mais lisez-le aussi entre les lignes. Derrière la tragique Dépossession,  demeure l’espoir de repossession ! L’ontocide n’est peut-être pas encore tout à fait achevé… 

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