Chroniques

L’Union européenne Monnetisée, l’Europe démonétisée.

Le 1er septembre, Fiona Scott Morton doit intégrer la Direction Générale de la Concurrence comme chef économiste, ce qui correspond peu ou prou à nos postes de la Haute Fonction publique. Elle aura notamment en charge le dossier les géants du numériques, les fameux GAFAM. Elle devrait contrôler notamment les abus de position dominante afin de veiller à une saine concurrence. Le collège des commissaires européens s’est réuni mardi 11 juillet et la nomination, nous apprend un article du Point, a été faite sans délibération. Margrethe Vestager, Commissaire européen à la Concurrence, a écarté la candidature d’un Espagnol pour lui préférer celle de Fiona Scott Morton. Mais il y a un hic. L’intéressée est américaine et ce point a justement été masqué dans le CV de 13 pages distribué pour information sous format papier à l’ensemble du collège. Cette nomination a donné lieu à une protestation unanime notamment de Catherine Colonna qui a demandé de reconsidérer ce recrutement. Les quatre principaux groupes politiques du Parlement ont relayé cette demande, ce qui donne un poids politique et symbolique considérable. Le MEDEF a lui-même exprimé son vif désaccord en dénonçant la « naïveté, l’indifférence ou le mépris » de la Commission européenne. La porte-parole de la Commission, Dana Spinant, a clos le débat : « La décision a été prise. Nous ne voyons pas de raison de la reconsidérer ». Fermez le ban !

Il n’est pas impossible que, devant le tollé soulevé par l’ensemble de la classe politique européenne, la Commission soit conduite à revoir sa copie. Mais cet épisode en dit long sur l’essence de l’Union européenne et sur la conception que la Commission a du politique. 

Un premier point de ressources humaines, tout d’abord. Au vu de la nationalité de l’intéressée, devons-nous déduire qu’il n’existe pas dans l’ensemble des 27 pays une seule personne ayant la compétence de prendre un poste de chef économiste à la concurrence ? Ce constat devrait nous mettre en état de consternation avancée sur le niveau de nos économistes. Bien sûr, le problème n’est pas là mais les Commissaires européens n’ont même pas envisagé cette réaction typique en ressources humaines, le signal délétère envoyé à l’ensemble des économistes européens, déclassés de fait par la nomination d’une étrangère. 

La nomination d’une américaine est aussi très révélatrice de l’essence de l’Union européenne. Dans J’ai tiré sur le fil du mensonge et tout est venu, paru en 2019, Philippe de Villiers étudie l’influence politique et intellectuelle des Etats-Unis dans la construction européenne. Il évoque l’incontournable figure de Jean Monnet qui, dès le 5 août 1943, écrivait au président des Etats-Unis : « Il n’y aura pas de paix en Europe si les États se reconstituent sur une base de souveraineté nationale (…)  Il est essentiel que soit empêchée la reconstitution de la souveraineté économique. (…) Les pays d’Europe sont trop étroits pour assurer à leur peuple la prospérité que les conditions modernes rendent possibles. » Si l’AMGOT pouvait s’expliquer par le contexte immédiatement postérieur à la guerre, fortement déplorée par de Gaulle du reste, l’histoire de la CECA est très instructive. L’idée d’une communauté européenne du charbon et de l’acier est née du désir initial de créer un état de Wallonie reliant la Wallonie belge, le Luxembourg, l’Alsace-Lorraine et une partie du nord de la France, portrait-robot anticipé de la future CECA, nous dit Philippe de Villiers. L’idée de la CECA est née dans le bureau de Roosevelt en présence d’Anthony Eden, Secrétaire d’Etat au Foreign Office et de l’inévitable Monnet qui déclare : « L’ultime objet de la CECA, c’est de contribuer à la création des Etats-Unis d’Europe » avec ses fameux Pères fondateurs et ses discours annuels sur l’état de l’Union, qui sentent bon l’Outre-Atlantique. La CECA est fondée sur une idéologie de la concurrence pure et parfaite et ce sont les Américains qui rédigent les « clauses anti-trust » de la CECA nous dit Villiers (p.120). L’écho avec la nomination de Fiona Scott Morton est saisissant. 

Dans ses Mémoires, Jean Monnet affirme avec une limpide clarté la nature de cette union européenne : « Ai-je fait assez comprendre que la Communauté, que nous avons créée, n’a pas sa fin en elle-même ? Les nations souveraines du passé ne sont plus le cadre où peuvent se résoudre les problèmes du présent. Et la Communauté elle-même n’est qu’une étape vers les formes d’organisation du monde de demain. » Monnet, par cette phrase, définit l’essence de la Communauté européenne reproduisant politiquement, économiquement, idéologiquement les Etats-Unis pour mieux se fondre dans un ensemble atlantique. Les lobbies, les think tanks comme l’Européen Council on Foreign Relations, les cercles comme le Cercle Bilderberg vont aller dans ce sens.  Cette phrase adressée en 1952 par Dean Acheson, secrétaire d’Etat américain à Jean Monnet résume mieux que toute autre l’enjeu que représente l’Union européenne d’aujourd’hui pour les Américains : « L’intégration européenne est le nœud central de notre politique étrangère ». La nomination d’une américaine pour régler les questions de concurrence paraît être un retour dans le temps pour mieux réussir peut-être ce qui n’a été alors que partiellement conquis. C’est en tout cas un signe fort de transatlantisation assumée et revendiquée des relations entre Union européenne et Etats-Unis.

Ce transatlantisme n’est pas sans rappeler l’objectif de « régionalisation » défini par Klaus Schwab dans Great Reset, Covid-19. Une planche de The Economist en septembre 1990 présente une carte du monde constituée de blocs. La planche pastiche les cartes au temps des Grandes découvertes mais derrière le caractère cocasse, le découpage proposé à l’époque ressemble à s’y méprendre aux blocs qui sont en train de se constituer aujourd’hui et que cette nomination paraît entériner :  un bloc euro-américain, clairement identifié, un bloc euro-asiatique, les pays de culture islamique, la Chine et l’Inde, dont la montée en puissance et l’autonomie s’affirme de mois en mois. 

Bien sûr, cette nomination pose des questions de conflits d’intérêts mais ce n’est pas en termes moraux ou juridiques qu’il est le plus pertinent de traiter cette affaire. Quelle que soit l’issue de cette nomination, il semble que l’Union européenne retrouve son essence, ce pour quoi et ceux pour qui elle a été créée. C’est un retour ironique et tragique dans l’histoire qui envoie un signal clair. Le temps des appartenances nationales est bel et bien passé. Les hommes sont les nouveaux nomades de grands blocs. C’est l’apatridisme qui doit régner, la marque du davoscène… 

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