En janvier 2020, Emmanuel TODD a publié Les Luttes des classes en France au XXIème. A la manière d’un psychanalyste collectif, il tente de faire émerger les non-dits, le surmoi et le ça d’une société française dont les groupes sociaux sont non-conscientisés, reprenant un vocabulaire marxiste tout à fait assumé par l’auteur. Loin des cadres posés par la sociologie des années 50, il propose pour les années 2015-2018 une typologie active : 1% constitue l’aristocratie stato-financière, 19% la petite bourgeoisie de cadres et de professions intellectuelles supérieures, 50% rassemble ce qui reste d’agriculteurs, les professions intermédiaires, les employés qualifiés, les artisans et les petits commerçants dans une « majorité atomisée » à dominante féminine, 30% le prolétariat qui comprend les ouvriers, les employés non qualifiés. Suite à l’introduction de l’euro, qu’il estime être le péché originel politique, l’ensemble de la société est entraîné collectivement vers un appauvrissement, une perte de souveraineté, une perte de confiance, une sorte de dépression commune due à une fatigue et une neurasthénie générale. La « Comédie du pouvoir » – incarnée à merveille par le macronisme – maintient l’illusion de l’action politique alors qu’elle n’est plus qu’un théâtre d’ombres, animé par des personnages fantomatiques, sans pouvoir, téléguidés par une Union européenne qui met le malade français sous anxiolytique et sous tutelle. Cette métaphore filée médicale, très présente dans le livre, n’est pas étrangère à la tonalité parfois grave, tragique mais plus souvent humoristique qui traverse le style de l’auteur, rendant l’ouvrage non seulement digeste mais fluide et agréable.
Le docteur TODD apporte un remède à ce mal français. Il voit dans les crises qui ont émaillé ce début de XXIème siècle (2005, la « Grande Dépression » financière de 2007-2008, les bonnets Rouges de 2013-2014, les Gilets Jaunes de 2018-2019) les symptômes d’une France homogène dans la révolte, les prémisses d’une conscientisation permettant de faire émerger un parti autour de la « reconstruction morale de notre pays ». Emmanuel TODD sans employer le terme, rêve d’une convergence des luttes liant la France de l’immigration, la France de la « majorité atomisée », du prolétariat pour régénérer la démocratie rassemblant les Français rejetés par un pouvoir stato-centré de plus en plus autoritaire.
Mais la tentation est grande de psychanalyser le psychanalyste. D’ausculter le docteur. De faire émerger son surmoi et son ça pour mieux comprendre le diagnostic, ses failles, ses aveuglements, les lacunes de son traitement, entre un surmoi marxiste et un ça allophile.
Le surmoi marxiste
Emmanuel TODD a raison de constater un appauvrissement général. Il est évident que la fin de la paysannerie, puis la désindustrialisation, les politiques monétaires de l’euro, le manque de compétitivité de l’économie française, la soumission de la France à la puissance allemande sous l’égide de l’union européenne, ont profondément modifié la place de la France dans le monde. Abandonnant sa souveraineté, la France s’est sentie dessaisie d’elle-même, entrant dans une phase de déclin. Ce déclin est polymorphe : le déclin que TODD décrit le mieux est le déclin éducatif. Il montre, comme René CHICHE dans son livre récent, les effets délétères d’une désinstruction nationale qui découple le niveau éducatif et l’intelligence, opposant avec une jubilation toute marxiste mais non dénuée de sens, la crétinisation des élites et l’intelligence accrue des gens simples, le « bon sens » si souvent absent justement des décisions politiques contemporaines. Il décrit avec justesse « la France en mode aztèque », qui, soumise, amoindrie, par une paupérisation générale, une déqualification globale, décide de se faire souffrir elle-même par une cascade de mépris du haut vers le bas : l’aristocratie stato-financière méprise le bourgeois CPIS qui méprise le prolétaire qui méprise les étrangers. Une sorte d’Andromaque qui remplace la cascade de passion amoureuse par la cascade de mépris. Tout n’est que fausse conscience dans cette France amputée, tous sont des loosers qui s’ignorent et le mépris les conforte dans l’aveuglement de leur médiocrité. Le système capitaliste spéculatif a besoins de ses éternels loosers plein d’espérances naïves car c’est sur eux qu’il fait miroiter la grande espérance, constitutive de la spéculation comme le dit Pierre-Yves GOMEZ dans l’Esprit malin du capitalisme.
Malheureusement, Emmanuel TODD dénonce le théâtre politique, voit bien la dépression des personnages, leur interaction est décrite avec justesse mais il ne va pas voir derrière, dans les coulisses, dans les machines et ne nous dévoile pas vraiment le hors-scène, l’ob-scène. Contrairement à Pierre MUSSO dans livre remarquable Le Temps de l’Etat-entreprise, Emmanuel TODD me semble prisonnier d’un économisme marxiste qui l’empêche de voir le moteur de la machine à briser les identités et de fait l’entraîne à occulter certains phénomènes évidents.
Le ça allophile
Le mouvement des Gilets Jaunes n’est pas simplement un mouvement économique comme le dit l’auteur. Certes, le point de départ de la contestation est l’augmentation programmée de la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TIPCE) occasionnant une hausse du diesel. Mais ce point sur la mobilité a réveillé une France invisible, privée de mobilité dans une France start-up qui ne jure précisément que par le nomadisme, le mouvement, la mobilité de tout et de tous. Les Gilets Jaunes sont venus démystifier cette promesse de mobilité pour tous en dénonçant une assignation à résidence dans une France périphérique vidée de services et de financements publics.
Ils sont venus surtout donner une couleur et une voix à une France silencieuse, qui n’est pas sous les projecteurs de politiques publiques tournées vers les banlieues et les métropoles mondialisées. E. TODD évoque certes mais contourne poliment l’analyse de Christophe GUILLUY, perdant de ce point de vue la dimension politique des Gilets Jaunes. Il n’a pas saisi ainsi la caractéristique identitaire qui crevait les yeux au début du mouvement (novembre- décembre) : les Gilets Jaunes, sans slogans, sans revendications agressives, ont rendu visible la France invisible, inaudible, la mauvaise conscience que représente pour l’élite mondialisée la France ancrée, historique, de souche. Si j’allais plus loin je dirais que les Gilets Jaunes sont la manifestation de la guerre des histoires dont a parlé Eric ZEMMOUR à l’occasion de Destins français. Les Gilets Jaunes représentent cette histoire que l’on ne veut pas voir, que l’on a opportunément repoussée loin des lumières de la globalisation pour laisser s’exprimer le roman international, la nouvelle histoire métissée promise au peuple français.
L’impensé du livre de TODD est bien là. Son souci majeur – c’est très sensible dans le chapitre 13 lorsqu’il évoque les Gilets Jaunes est de montrer l’éloignement du mouvement avec le lepénisme : cela intervient même avant leur description sociologique ! Emmanuel TODD s’égare lorsqu’il nous dit que « le Gouvernement a réalisé en pratique l’unification des banlieusard et des Gilets Jaunes, il les a assimilés les uns aux autres par sa manière de les maltraiter ». Or, le gouvernement a maltraité les Gilets Jaunes pour offrir la comédie du parti de l’Ordre parce que précisément il n’ose plus s’attaquer aux bunkers islamistes et mafieux que sont devenues de nombreuses banlieues d’immigration. Son rêve de convergence des luttes vole en éclat et le témoignage – avec lequel heureusement TODD prend quelques distances – sur l’union dans l’oppression des Gilets Jaunes et des banlieues n’est plus humoristique mais risible et pour le dire net assez désespérante…
Emmanuel TODD ne comprend pas l’émergence du Rassemblement national et plus généralement du mouvement identitaire qui est la marque politique de ce début de XXIème siècle. Son atavisme allophile l’empêche de trouver la moindre légitimité à ce besoin de réenracinement qu’éprouvent les Français devant une société liquide, inquiétante de violence voire de barbarie. Non, ils ne veulent pas tous les « valeurs positives, la révolution sociétale des années 1968-2018 qui doit (sic !) être pleinement acceptée, intégrée, dépassée ». Ils ne pensent pas que l’ « appartenance ethnique ou religieuse » est « un truc de vieux » (p. 364) ! Ils n’estiment pas « qu’il va falloir (c’est moi qui souligne) vivre avec des nuances culturelles nouvelles,(…) avec le Ramadan comme avec l’homosexualité ». Le livre d’Emmanuel TODD regresse à mesure qu’il avance. Il est excellent au début et on est presque triste qu’il en arrive à de telles conclusions conformes à l’esprit multiculturel, immigrationniste qui déploie son échec dans tous les pays d’Europe jusqu’à aujourd’hui. Le Rassemblement national n’est pas, loin de moi cette idée, la panacée pour le réenracinement des Français. Mais le définir comme « non républicain » (p. 357), c’est faire preuve d’une cécité peu commune. Il l’est – et selon nous désespérément – à tel point qu’il est pratiquement le seul à l’être si l’on compte les accointances de l’extrême-centre avec le communautarisme qui défait le tissu de l’unité républicaine – atypique il est vrai – voulue par le Général de Gaulle.
On l’aura compris. Nous ne suivons pas du tout Emmanuel TODD dans ses conclusions. Mais l’ouvrage par l’analyse sociologique pointue, par le style entraînant, par une lecture lucide du macronisme et la démystification de ses impostures mérite assurément d’être lu.