Dans La guerre des idées, Eugénie BASTIE fait un état des lieux du débat intellectuel dans une période paradoxalement marquée par la désintellectualisation, le renoncement à la raison et la disparition apparente de l’intellectuel engagé pouvant pontifier sur toute question. Dans un relativisme endémique, une fatigue de la pensée et de la démocratie, toutes les conditions paraissent réunies pour disqualifier l’intellectuel et au delà le débat sur les voies qu’un peuple, une civilisation entendent prendre.
Pour Eugénie BASTIE, le diagnostic est clair. Le débat tourne au combat et le relativisme délétère qui semble condamner l’Occident à la léthargie, clive plus qu’il n’endort, stimule plus qu’il n’assomme. A l’ère de la « post-vérité », les positions se raidissent, n’ayant plus le réel pour arbitre. C’est ce raidissement des positions qu’étudie Eugénie BASTIE dans un livre très agréable à lire et extrêmement documenté. Il met en évidence les points structurants de la guerre des idées dont l’enjeu est en définitive assez simple : quelle civilisation voulons-nous ?
Le politiquement correct
Bien sûr, nous partons de loin. Il y a seulement 30 ans, l’histoire s’était arrêtée. La social-démocratie, le consensus, le cercle de la raison, la modération en tout et surtout en pensée, devaient gouverner le monde. Il était urgent alors de ne pas trancher, de ne pas « cliver ». C’était, dit l’auteur, « l’époque bénie où le débat était apaisé autour de la ‘politique du raisonnable ‘». Il n’y avait plus de guerre à faire car l’adversaire avait disparu, à travers la communion dans l’idéologie du marché et du droit. Le libéralisme économique, et son ombre, le libéralisme sociétal, faisaient leur entrée dans les médias, dans les cercles influents. La « pensée unique » fustigée par Jean-François KAHN puis par Jacques CHIRAC pendant la campagne présidentielle de 1995, était combattue par tous mais finalement adoptée par tous, les mêmes, au nom de l’Etat de droit. Le « politiquement correct » s’installait dans la vie intellectuelle française et venait étouffer toute velléité de pensée. D’une pensée unique l’autre. Les Français, dans les années 90 n’ont pas le choix : soit le cercle de la raison autour d’Alain MINC, soit le sociologisme déjà victimaire autour de la figure tutélaire de Pierre BOURDIEU. Cette pensée unique, cet étouffoir collectif vont être en définitive la matrice des débats structurants des premières années du XXIème siècle.
Le sociologisme
Eugénie BASTIE le dit sans détours : « Bourdieu a été le personnage le plus toxique de la vie intellectuelle en France depuis 1945 ». La « reproduction », la « domination » sont passés dans le langage courant et ont traversé durant les années 80, 90 et 2000 tous les discours politiques y compris à droite. C’est alors le temps du refus de l’héritage, du pédagogisme qui a littéralement détruit l’école, d’une idéologie néomarxiste à la recherche d’un nouveau prolétariat, le «chômeur» dans les années 80, l’ «exclu» dans les années 90 puis l’ «étranger» dans les années 2000, jusqu’au «migrant» des années 2010. Ce sociologisme, qui maquille son militantisme par une artificielle scientificité, s’est incarné dans les formes chics de Terra Nova qui ont porté F. HOLLANDE au pouvoir ou a trouvé des héritiers justement dans les « Trois garçons dans le vent » : Didier ERIBON, Geoffroy de LAGASNERIE et Edouard LOUIS, Eddy Bellegueule défroqué. La résurrection de la gauche radicale a trouvé des marqueurs symboliques forts : les émeutes des banlieues de 2005 qui ont tourné le dos au peuple indigène pour se tourner vers l’autre peuple incarnant le « retour de la violence en politique », la crise financière de 2008, le vote de la loi El Khomri en 2016 qui voit l’émergence des Black Blocks et du phénomène éphémère de Nuit Debout. L’expulsion du philosophe Alain FINKIELKRAUT le 16 avril 2016 est assumée par Frédéric LORDON qui n’est pas là pour faire du « all inclusive » ou pour « apporter la paix » : « Il se félicite également que Nuit debout ait ‘lavé’ la Place de la République de ‘ses passions tristes’ ». Le sociologisme est structuré par un optimisme de la lutte. Il faut nettoyer les forces réactionnaires, faire place nette. Alain BADIOU en 2017 déclare : « C’est la France de 1792 à 1794 qui fonde mon amitié pour ce pays ». Cette nostalgie de la Terreur explique bien des réflexes ataviques de la gauche. Il s’agit d’un Septembrisme postmoderne qui a pour objet le « bourgeois », l’« héritier », le révolutionnaire institutionnalisé, cocardisé, la France, d’où le rejet par l’extrême gauche, d’un même revers de main, et de l’histoire de la France et de l’héritage des Lumières. Cette gauche a ses figures médiatiques comme Clément VIKTOROVITCH, ses relais comme Médiapart, Konbini ou AJ+ qui essaient de toucher un public jeune pour l’entraîner dans la culpabilité historique, la repentance et en faire des acteurs de la ruine de leur propre civilisation.
La Cancel culture
Eugénie BASTIE fait une étude détaillée des conditions d’apparition de la Cancel culture et livre une éclairante synthèse dans « Misère de la sociologie » : le «brouillage des frontières» ouvert par Michel FOUCAULT, le «pouvoir du langage» hérité de Roland BARTHES, le «relativisme culturel» issu de Claude LEVI-STRAUSS et l’ «abandon de l’individu et de l’universel au profit de la communauté (LGBT, femmes, minorités)» initié aux Etats-Unis notamment par Kimberlé William CRENSHAW reprenant à son compte la French Theory déconstructiviste autour de Jean BAUDRILLARD, Jacques DERRIDA, Jacques RANCIERE dans une sorte d’aller et retour idéologique entre la France et les Etats-Unis. Ce socle idéologique, qui nourrit la postmodernité, s’articule autour de trois idées structurantes.
La disqualification de la nature.
Tout est construction sociale : la race, le sexe. Rien n’est fondé en nature. Il n’y a ni universaux ni individus, pas de res extra animam existans. Tout est convention, rien n’échappe à la volonté. Les hommes naissent néant et leur volonté choisit ce qu’ils sont. « On ne naît pas femme, on le devient ». Le langage traduit cette philosophie prométhéenne : le terme de « racisé » montre que l’appartenance à une race n’est pas fondée sur la «tyrannique» couleur mais devient un processus orchestré par l’anti-modèle de la postmodernité : le « mâle blanc ». L’écriture inclusive est la graphie de l’indétermination qui laisse le sexe dans la sphère du choix permanent : en effet, l’écriture inclusive n’est pas seulement la présence de la marque féminine dans la langue mais elle manifeste surtout la coprésence du masculin et du féminin. Le sexe sort de l’ordre de la nature pour entrer dans l’ordre de la grâce postmoderne, celui de la volonté, de la liberté intégrale mythifiée.
L’intersectionnalité.
Si ce terme ésotérique désigne au départ la nécessaire lutte contre la double discrimination sexiste et raciste que subissent les femmes noires, le concept s’élargit à la lutte en faveur des prétendus «dominés» : les femmes, les minorités, les LGBT. L’objet de la lutte est clair : le patriarcat blanc «hétéronormé». Si comme le dit Michel FOUCAULT , la norme est «non pas la sédimentation d’un fait majoritaire, mais une construction sociale au service des dominants», il convient de défaire cette norme. Derrière l’intersectionnalité, on trouve une convergence illusoire des luttes nourries par l’Etat de droit transformé en Etat des droits qui va donner quitus et quantité de textes opposables à toute revendication communautaire. Il convient dès lors de détruire les figures emblématiques de la culture occidentale : l’homme, le blanc, l’art, les marques de la civilisation. Il faut déboulonner les statues pour plaire aux «Indigènes de la République» qui sont en fait les exogènes de la culture européenne. Il faut promouvoir l’agit-prop ridicule et grossière et appeler cela « culture ». Il convient de considérer la galanterie, l’héritage de la fine amor comme une expression de la domination patriarcale. Il s’agit globalement de saper tous les fondements de la culture occidentale, de laisser coloniser le soi par l’Autre, le nouveau totem totalitaire de la postmodernité .
Le féminisme « Witch please »
Eugénie BASTIE consacre d’excellentes pages sur les tensions du féminisme contemporain. La radicalisation du féminisme américain (« Future is female ») est relayée par les rentiers des luttes intersectionnelles comme Médiapart qui voient en #MeToo le signe d’un «retard français» dans l’écrasement du patriarcat. Des féministes comme Peggy SASTRE, Sylviane AGASINSKI ne se reconnaissent pas dans l’émergence des « sorcières », un mouvement revendiqué par Mona CHOLLET, essayiste et journaliste au Monde diplomatique, qui « invite à développer une contre-culture s’opposant au patriarcat à partir de la figure rebelle et féminine de la sorcière ». Tout un programme…
Les « réactionnaires »
Face aux délires patents de la postmodernité, il convient de réagir. Eugénie BASTIE évoque ces nostalgiques d’une civilisation européenne, d’une culture française qui ne veut pas, contre vents et marées, mourir. Plusieurs figures émergent : Alain de BENOIST, Patrick BUISSON, Eric ZEMMOUR qui mène avec brio la guerre des histoires et la lutte contre le roman international imposé par les hiérarques universitaires, et surtout, plus étonnant, ce qu’elle nomme le « tiers-parti intellectuel » issu de la gauche et qui ne se reconnaît pas dans cette injonction de l’oubli : Jacques JULLIARD, Régis DEBRAY, Alain FINKIELKRAUT, Jean-Claude MICHEA, Christophe GUILLUY, Michel ONFRAY, Marcel GAUCHET, Bernard ROUGIER. Pour une « guerre des idées », il faut des guerriers et les auteurs cités luttent, chacun à sa manière, pour la permanence de la France, pour la résistance à l’islamisme conquérant et à la civilisation du Léthé, pour le refus de la bigarrure imposée par le cosmopolitisme mondialiste.
Les oubliés
Et puis il y a les oubliés.
L’un d’entre eux est l’oublié permanent. Celui dont les idées circulent mais qu’on ne nomme jamais. Celui qui est là sans y être. J’avais fait la même observation en son temps pour la Convention de la Droite en 2019. Son ombre circule dans les travées mais on ne le nomme pas : Renaud CAMUS. S’il en est un qui mène la « guerre des idées » dans « le grand foutoir des subjectivités », s’il en est un qui témoigne que le « réalisme est réactionnaire », c’est bien lui. Je ne comprends pas qu’ il n’ait pas été cité dans un livre au demeurant excellent. Renaud CAMUS est un des premiers, sinon le premier, à avoir expressément renversé des signes du « décolonialisme » : les indigènes, les vrais décoloniaux sont ceux qui luttent contre la « Davocratie », contre le « remplacisme global », contre le « Faussel ». Cette approche est, qu’on le veuille ou non, structurante dans une postmodernité dont la vocation est l’abolition de notre civilisation, du bien commun. Je le dis avec d’autant plus d’aisance que je suis un admirateur désintéressé : je suis royaliste, il ne l’est pas, je suis chrétien, il ne l’est pas, il veut la capitale à Vienne, je la veux à Paris.
Mais on ne peut, à mon sens, évoquer la guerre des idées sans évoquer tous les combattants : Jean-Yves LE GALLOU et Polémia, les entreprises de réinformation comme FdeSouche et d’autres auteurs décisifs dans la lutte contre l’islamisme comme Alexandre DEL VALLE ou contre le Great Reset comme Eric VERHAEGHE.
Une mention particulière pour la conclusion du livre qui est excellente notamment sur le pluralisme qui cache « l’état fragmentaire de notre morale » et sur l’évocation pudique de Roger Scruton : « Il aimait à dire que la civilisation était une conversation »… Espérons que cette conversation se poursuive le plus longtemps possible…
Le travail de cet essayiste est sans doute utile bien que non exhaustif apparemment. Les noms que vous citez en fin d’article montre que Mme Bastié est elle-même touchée par une forme certes atténuée mais néanmoins réelle de politiquement correct propre aux gens de Droite très sensibles au qu’en-dira-t-on gauchiste. Camus ou Le Gallou ne sont pas fréquentables même de loin et c’est bien le problème. C’est cette « Droite » dite modérée qui neutralise toute possibilité d’alternance à cause de sa pleutrerie. Pour ma part, je me méfie beaucoup des gens de cette catégorie car ils n’ont pas le courage d’être ce qu’ils sont et de le dire franchement. Or, la « guerre des idées » est en fait une guerre idéologique et anthropologique féroce, sans pitié et sans armistice possible. Elle sera gagnée ou perdue. J’espère qu’un jour des personnes de qualité comme Eugénie Bastié finiront par le comprendre et l’accepter. Son essai est déjà un travail de perspective ; un premier pas.
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