Affaires extérieures, Lecture

L’Occident périphérique ?

Alexandre Del Valle et Jacques Soppelsa viennent de publier La mondialisation dangereuse, sous-titrée : Suprématie chinoise, islamisme, crise sanitaire, mafias, défis éco-énergétique : vers le déclassement de l’occident ? Entre l’ancien Président de l’université Paris-I-Sorbonne, détenteur de l’unique chaire officielle de géopolitique en France et le professeur de géopolitique, référence incontournable aujourd’hui sur les conflits au Moyen-Orient,  l’affirmation d’Oswald Spengler, Le Déclin de l’Occident, promet d’être réévaluée sous le signe de la compétence, de la précision et de références sourcées. C’est incontestablement le cas dans cet ouvrage où la solidité théorique ne sacrifie jamais la précision des chiffres, le tout dans un style clair et alerte. 

Le mythe de la mondialisation heureuse

Si l’Occident est dupe de la « mondialisation heureuse » promise par le Cercle de la Raison, fondée sur le consumérisme, l’hédonisme et le politiquement correct – le triptyque « McWorld » – il devient aujourd’hui un repoussoir plus qu’une force d’attraction. L’ «impérialisme cognitif déterritorialisé » de l’Occident se manifeste de deux manières : la « lutte pour les cœurs et les esprits » côté américain, et l’impossibilité à se fixer des frontières fixes et stables pour l’Union européenne comme si l’identité de cet Empire était fondée sur des « valeurs » éthérées, nébuleuses et un marché, mythe économique comme le souligne Pierre-Yves Gomez dans son dernier ouvrage. Cet unipolarisme optimiste et « euphorique », représenté par Francis Fukuyama, règle la question du déclin : le libéralisme capitaliste triomphe suite à la chute de l’URSS et l’universalisation de la démocratie marque la « fin de l’histoire politique mondiale ». Tout est instrument de cette providence historique : l’islamisme en Afghanistan, les organisations supranationales, l’usage de la force au nom d’un droit – introuvable. Force est de constater que ce schéma, qui a été la bulle cognitive dominante en Occident dans les années 90, a fait long feu, comme le reconnaît Fukuyama lui-même. 

Les passéalités géopolitiques : le retour de la Guerre Froide

L’unification irénique du monde par la pax americana ne cacherait-elle pas des tensions larvées, des divisions prêtes à réapparaître à la moindre occasion ? Dès 1987, Paul Kennedy considère que tout Empire même au faîte de sa puissance est dominé par une force entropique qui le conduit au déclin. Le krach d’octobre 1987 laisse en effet présager des fragilités financières qui ont dévoilé les pieds d’argile du colosse. L’Empire américain n’est pas un prédicateur de peuples qui cèderaient miraculeusement à la puissance magique de son libéralisme et de sa démocratie. Zbigniew Brzezinski, très classique dans son approche géopolitique, n’oublie pas ses fondamentaux. Exit en 1997 le mythe d’un basculement vers une hégémonie américaine : place à la politique de containment de l’Eurasie, vaste ensemble allant de l’Europe de l’Ouest à la Chine et plus particulièrement du Heartland Russe. L’Empire américain se reconnaît des ennemis : il s’agit de contenir l’expansion russe dans « l’étranger proche », le Rimland. Cette vision géopolitique a rapidement conduit à rejouer une Guerre Froide au mépris des nouvelles configurations et des nouveaux rapports de forces, notamment la montée de l’islamisme conquérant. Les auteurs relèvent à ce sujet la déclaration délirante du ministre polonais des Affaires étrangères, évoquant la menace existentielle représentée par la Russie et les menaces non existentielles comme le terrorisme ou les vagues de migrants. « Dans la même logique d’alliance atlantico-islamique pour endiguer l’ennemi russe, Waszczykowski confirmait à Ankara, le 20 avril 2016, que son pays est favorable à une intégration rapide de la Turquie dans l’Union européenne (…) pour sécuriser le flanc est de l’OTAN face à la Russie ». Les Européens sont tombés dans ce piège depuis 1999 et 2005, date d’ouverture des négociations, les milieux anglo-saxons souhaitant rendre l’Union européenne ingouvernable politiquement, hétérogène culturellement et ethniquement. Du diviser pour mieux régner machiavélien transposé au XXIème siècle afin de consolider les positions de l’OTAN et de constituer un bloc solide face la Russie. L’Europe a troqué son potentiel de puissance contre une « impuissance volontaire » et la protection de l’OTAN. Ce faisant, elle devient « le dindon de la farce de la mondialisation » prise entre l’étau américain et chinois.

Une nouvelle Guerre froide, Etats-Unis -Chine : un nouveau Yalta ? 

En effet, les Etats-Unis voient depuis 20 ans se profiler un autre ennemi, la Chine. Les auteurs citent quelques chiffres édifiants sur sa montée en puissance économique et de fait géopolitique. Dans le domaine énergétique hautement stratégique du nucléaire, la Chine compte 38 réacteurs en fonctionnement en 2018 et 47 en 2019. Sur l’enjeu économique majeur des terres rares, utilisées dans l’économie verte et numérique (véhicules électriques, semi-composants, batteries, panneaux solaires, éoliennes, écrans, puces, fibre optique !) la Chine produit 88% des terres rares, ce qui pose aux occidentaux un véritable problème de sécurité d’approvisionnement et de dépendance. Le plan « Made in China 2025 » de Xi Jin Ping s’accompagne d’une géopolitique de conquête et de maillage territorial dont le monde est le théâtre. N’oublions pas que la première mondialisation s’est faite sous l’égide de Gengis Khan au XIIIème siècle avec le tracage des premières Routes de la Soie. Les Nouvelles Routes de la Soie (Belt and Road Initiative), la « stratégie du collier de perles » par la construction ou l’achat d’installations portuaires, aériennes jusqu’en Afrique et en Europe, la « grande muraille de sable » visant à construire des îles artificielles en Mer de Chine méridionale pour asseoir sa position militaire et étendre ses ZEE, tout cela renoue avec l’imaginaire de Gengis Khan et des conquêtes mongoles vers l’Ouest, notamment. Si la puissance financière et technologique des GAFAM est démesurée, la concurrence chinoise dans ce domaine s’organise avec les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi). La nouvelle guerre froide sino-américaine se structure autour de la technologie 5G dont l’enjeu n’est pas seulement la vitesse du réseau mais surtout l’interconnexion services / objets, la robotisation, les villes intelligentes (smart cities), la reconnaissance faciale et la télémédecine. Avec Huawei, l’acteur clé de la 5G, la Chine vise le leadership mondial en 2049 – date symbolique et suggestive ! Cette concurrence intense débouche sur un « Yalta des mondes digitaux » qui implique plus une régionalisation des espaces numériques qu’une unification uniformisatrice. Comme le proposent les deux auteurs, il y aurait moins démondialisation que « désoccidentalisation de la mondialisation », la Chine, s’avérant un acteur d’avenir pouvant imposer ses normes et s’appuyant sur la faiblesse consubstantielle et nihiliste de McWorld. Ce nouveau Yalta engendre une reconfiguration des alliances militaires. De ce point de vue, l’alliance militaire AUKUS (Australia, United-Kingdom, United States) rendue publique le 15 septembre 2021, vise ouvertement à contrer l’expansionnisme chinois en Indo-pacifique. S’ajoute dans le domaine du renseignement la Nouvelle-Zélande et le Canada dans la tradition des Five Eyes remontant à la Charte de l’Atlantique de 1941.

Un affrontement des aires culturelles ? 

Samuel Huntington, dans le Choc des civilisations, va dans le sens de cette mondialisation désoccidentalisée. Du moins cette mondialisation est-elle composée selon lui de puissances concurrentes ordonnées autour de « valeurs, d’identité et de puissances autonomes ne partageant pas l’universalisme occidental ». Les auteurs notent que Huntington est très loin de l’occidentalo-centrisme qu’on lui a prêté. Même s’il continue à appeler « Monde libre » (carte I, 2, Le Choc des civilisations), l’ensemble Europe-Etat-Unis dans les années 60, Huntington nous a donné une clé de compréhension – disruptive pour l’époque ! – des logiques à l’œuvre dans les conflits contemporains. Le chapitre consacré à l’Islamisme et terrorisme mondialisés ne cache rien de cette fracture, très structurante en ce début de siècle. Abou Ala al-Mawdoudi ne dit-il pas lui-même que l’Islam ne connaît que deux types de société : la société musulmane où s’applique l’Islam, à la fois spiritualité, orthopraxie et code juridique et la société jahilite, celle où l’Islam ne s’applique pas. Le renouveau panislamiste, guidé par le Projet Tamkine, excellemment étudié par A. Del Valle et E. Razavi dans Le Projet (2020), se manifeste dans des conflits de différentes intensités dans une sorte de croissant entourant peu ou prou le Rimland (Afrique Sahélienne, Libye, Corne de l’Est-africain, Moyen-Orient, Afghanistan, Pakistan, Kashmir, Sud de la Thaïlande, sud des Philippines). Les forces opérationnelles de cet islamisme conquérant ont été récemment marquées par la prise de commandement de l’EI par Abou-Amar El-Tukmani qui met en évidence le rôle joué par la Turquie et l’ensemble des pays turcophones dans cette stratégie. Erdogan, habité par l’expansionnisme ottoman, a les yeux rivés sur l’Europe. Du fait de l’implantation démographique (Grand Remplacement), spirituelle (construction de mosquées), culturelle (écoles coraniques, quartiers islamisés), Youssef al-Qardaoui a pu déclarer que l’Europe, autrefois Dar al-Harb, est devenu Dar al-Dawa, terre de l’annonce et Dar as-Shahada, terre du témoignage. L’Europe, une fois de plus dindon de la farce du remplacisme global, devient le théâtre éclatant d’un élargissement de la Oumma aux yeux du monde. L’ « impuissance volontaire » devient soumission nécessaire. Benjamin Barber en 1996 avait déjà compris que l’empire antinational planétaire de McWorld, hébété, fatigué et dépressif allait se heurter à l’énergie conquérante du djihad.

L’Europe, dindon de la farce ou déjà canard sans tête ? 

Les dangers de la mondialisation résident dans les nouveaux déséquilibres créés par des pénuries futures croisées avec une abondance insoutenable. Les pénuries énergétiques, souvent organisées par les pays qui en détiennent l’exploitation, ont occasionné les guerres du pétrole, les guerres du gaz et préparent des guerres de l’eau, la Turquie y prenant toute sa place géopolitique et jouant son rôle de porte dans ces conflits.  Mais le déséquilibre majeur est démographique. « L’hiver démographique » du Japon et de l’Europe fait face à un double phénomène : le taux de natalité extrêmement fort dans les pays d’Afrique (Niger, Tchad, Somalie, Mali, RDC, Angola) et une population très jeune,  « force perturbatrice » utilisable pour la guerre et les conquêtes selon Gaston Bouthoul. « Préparez Vénus viendra Mars » avertit l’auteur. Face à cet état de fait, l’irrésistible irénisme de l’Occident, la politique « bisounours » comme l’a nommée Alexandre Del Valle dans une intervention radiophonique : on signe en chœur le Pacte mondial sur les migrations « sûres, ordonnées et régulières » en 2018, on chante larme à l’œil les vertus du multiculturalisme comme le détestable Justin Trudeau, on ramène tout à un économisme irresponsable, comme en Europe, en important les populations étrangères pour « payer les futures retraites » sans aucune considération pour les déséquilibres civilisationnels que cela entraîne. La dénaturation du droit d’asile, la dépénalisation des migrations, le financement exorbitant de l’immigration (6,57 M € au bas mot en France en 2019) font de l’Europe un terrain de jeu pour technocrates, un laboratoire pour créer une société nouvelle, métissée, protéïforme, éclatée. Elle doit pour cela commencer par faire le deuil d’elle-même, ce, au détriment du désir de continuité historique manifesté par les peuples européens.

Le livre d’Alexandre Del Valle et de Jacques Soppielsa montre bien les lignes de fractures qui scindent un monde chaotique. Les plaques tectoniques sont nombreuses et animées par des mouvements aléatoires quoique prévisibles si l’on essaie d’avoir une compréhension systémique (civilisationnelle, religieuse, économique, politique) des problèmes. Le retour au bilatéralisme, la reréglementation financière et une forme de protectionnisme « intelligent » ou vertueux comme le nommait Yves Perez dans Les vertus du protectionnisme (2019) pourraient offrir une issue ou du moins une alternative à ce mondialisme McWorld marqué par le nihilisme et la pulsion suicidaire.

Une géopolitique du Great Reset ? 

Le livre, d’excellente facture, est pourtant très discret sur un phénomène qui, par son ampleur et par la mobilisation d’acteurs multiples, me semble être structurant sur le plan géopolitique : la Grande réinitialisation, évoquée par le Forum Economique Mondial de Davos et notamment par Klaus Schwab et Thierry Malleret dans Covid-19 la grande réinitialisation. On a du reste parfois l’impression de retrouver la logique du Great Reset dans les pages consacrées à la géopolitique écoénergétique : « Aussi, une transformation économique et sociale semble aujourd’hui nécessaire dans les pays occidentaux, déjà en retard par rapport à la Chine pour faire émerger un nouveau paradigme écoénergétique » ou encore « La crise du coronavirus va probablement relancer et accélérer cette réflexion de fond (sur le Zéro Emission Nette 2050) : on croirait lire les « fenêtres d’opportunités » de Klaus Schwab. C’est sur le chapitre XIII « Crise sanitaire et biotech, l’Europe déclassée » que cette impression a été la plus vive : « L’Asie confucéo-taoïste et industrielle a démontré qu’elle a été plus à même que les démocraties libérales occidentales de faire face à des crises imprévisibles comme la pandémie de la Covid-19 ». Plus loin, l’Australie est évoquée comme un modèle dans la gestion de la crise sanitaire. Les auteurs citent Bill Gates qui estime nécessaire de prendre des mesures d’anticipation face aux prochaines pandémies : « Je pense que c’est la meilleure et la plus rentable des polices d’assurance que le monde puisse se payer ». Or, je ne suis pas sûr que nous ayons accès à toutes les clauses du contrat…

Plus globalement, les deux auteurs montrent à juste titre la plus grande efficacité du souverainisme que du sans-frontiérisme européen. Mais je n’irais pas jusqu’à ériger en modèle l’éthique du confucianisme qui serait à même de relever les défis modernes que l’Occident serait désormais en incapacité totale de régler, notamment grâce à une « technologie civique ». Klaus Schwab parle en effet de « nouveau contrat social » (Great Reset, p.107) et fait référence dans ce même chapitre à la réinitialisation technologique qui va permettre une surveillance commune par le tracing et le tracking pour le « bien commun » – du moins ce qu’il nomme ainsi. La « technologie civique » est donc bien cette articulation entre les régulations sociales et le « progrès technologique » tout à fait fongible dans l’aire culturelle asiatique qui exerce à mon sens une force d’attraction assez malsaine et inquiétante y compris dans le monde occidental. Certains pays occidentaux se sont empressés d’être les bons élèves de la gestion pandémique en mode Great Reset : la France, l’Australie, l’Autriche, l’Italie notamment et j’en passe… Il y a une véritable géopolitique du Great Reset exercée par le modèle asiatique et Chinois, que Klaus Schwab juge efficace dans le traitement de telles crises. Du reste, s’il évoque la nécessité d’une forte intégration et coordination mondiale dans les politiques publiques, il ne méconnait pas l’efficacité de l’échelon étatique et vante même la réussite de micro-Etats notamment asiatiques comme Singapour dans le traitement du Covid-19. C’est ce qui me fait craindre, dans le sillage du Great-Reset, la constitution d’un nouveau parti de l’Ordre en Occident, qui, devant le chaos des migrations anarchiques, le nihilisme culturel du woke, l’ensauvagement de pans entiers des territoires, ferait adhérer à l’ « efficacité » régulatrice du Great Reset et d’une société de surveillance sans laquelle nos sociétés plurielles, kaléidoscopiques, sans unité ne pourraient que sombrer dans le chaos. Néanmoins, l’ordre de la grande réinitalisation se paie cash, si je puis employer un terme que le FEM souhaite rendre obsolète. Il s’agit, dans les sociétés postmodernes, d’obtenir sa liberté en acceptant la package technologique qui va avec : l’internet des objets, le renoncement à certaines propriétés, la disponibilité des corps, l’internet des corps et leur maintenance prédictive par une médecine nouvelle, dont on aperçoit les contours aujourd’hui. Il ne faudrait pas qu’avec l’attente de cet ordre nouveau, à la fois sociétal et mondial, saint-simonien et néo-positiviste, naisse un nouvel irénisme : celui du renoncement aux libertés publiques et fondamentales, considérés comme aléatoires, infongibles dans l’hyperrationalité de l’univers numérique, au nom du Progrès. A moins que le Great Reset ne fasse apparaître ce que Christopher Lasch avait prophétisé : la sécession des élites qui se réservent le plaisir de l’imprévisible, de l’innovation, de la « créativité » contre des peuples, ordonnés à une vie technologiquement cadencée, dans une prison nommée « nouveau contrat social » et « nouvelles libertés »…

Le livre d’Alexandre Del Valle et de Jacques Soppelsa pose avec acuité ces questions, illustrées par des cartes éclairantes, et bien d’autres encore qu’il serait trop fastidieux d’aborder ici. Il reste à en conseiller vivement la lecture car il s’agit là d’un travail de référence à la fois théorique et pratique sur les remous qui agitent et qui fondent l’aléatoire postmodernité. 

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