Affaires extérieures

Les impasses du sans-frontiérisme

Depuis Socrate qui dit « Je ne suis ni Grec ni Athénien mais citoyen du monde », on a assisté dans l’histoire à une distinction entre la citoyenneté et l’espace politique conçu soit comme espace naturel d’un peuple soit comme espace arbitrairement défini par l’histoire donc évolutif. Cette citoyenneté du monde qui trouve ses origines dans la philosophie grecque se prolonge au XVIIème siècle avec l’idée d’une mathésis universelle qui permettrait pour Leibniz d’unir des intelligences et de mettre fin aux conflits entre les hommes ou leurs entités politiques. L’idée d’une paix universelle chez Kant au XVIIIème siècle met en retrait la concurrence des Etats pour mettre en valeur une coopération spontanée des hommes qui transcende la contingence de leurs appartenances.

La fin des empires (en France : fin de l’Empire réel en 1815 puis fin de l’Empire imaginaire en 1962 avec l’achèvement du processus de décolonisation, en Autriche-Hongrie en 1919, la fin de l’Empire Ottoman en 1923) marque le début des nationalismes qui vont structurer la géopolitique de la première moitié du XXème jusqu’à la conflagration de la 2ème guerre mondiale qui assimile le nationalisme à la barbarie. Ce péché originel va être le point de départ et la justification morale et politique du sans-frontiérisme contemporain.

La frontière sépare, discrimine. Investie d’un imaginaire de division, elle est vue comme  diabolique. Ce regard repose sur un immense malentendu.

Tout d’abord, si la frontière sépare, elle structure avant tout les espaces. Elle définit un ici, un ailleurs, un dedans, un dehors. Le rejet de la frontière correspond à une conception relativiste de l’espace qui n’a ni haut ni bas. L’influence culturelle de la théorie de la relativité sur ce rejet d’un espace structuré par la frontière est évidente. Mais la frontière permet de structurer l’espace en hiérarchisant les voisinages proches et lointains.

Ensuite la frontière fonde l’échange. L’échange avec les nations repose sur la possibilité ou non d’échanger. Ce geste est intentionnel car il peut à tout moment  être interrompu. L’existence de frontière incarne physiquement la liberté ou non de s’ouvrir à l’extérieur.

La disparition fantasmatique des frontières réclamées par les libéraux et une partie de la gauche internationaliste relève d’un impératif catégorique de l’interaction sans laquelle l’un et l’autre système ne peuvent exister. Le sans-frontiérisme est opérant aujourd’hui car le rêve internationaliste de l’extrême gauche libertaire est encore vivace. Il réactive la pensée léniniste qui voyait  le tiers-monde un nouveau sous-prolétariat ayant vocation à conquérir le monde pour opérer le retournement du capitalisme. L’acceptation des migrants par l’extrême gauche relève de ce sans-frontiérisme stratégique qui considère les « damnés de la terre » comme les vecteurs de la révolution que les ouvriers n’ont pas su mener (d’où leur mépris tout à fait paradoxal pour la classe ouvrière). Les libéraux eux ont intérêt au sans-frontiérisme qui va donner une caution morale à la libre affectation des personnes et des biens. Le capitalisme contemporain étant une mécanique des fluides, la vitesse de circulation des personnes, des biens et des monnaies ne doit pas être entravé par des frontières qui ajoutent, par les taxes ou par le droit, de la valeur artificielle à l’objet circulant.

Mais c’est surtout les malentendus d’un essentialisme universaliste qui justifie le sans-frontiérisme contemporain. L’humanité est désormais indivise : les races ont été scientifiquement et surtout idéologiquement abolies. Même les spécificités civilisationnelles, produit de la culture et non de la nature, ont été minorées pour réaliser l’unité du genre humain prôné par l’Internationale. A la différence que, le droit-de-l’hommisme – car il s’agit bien de cette posture philosophique – essentialise ce qui est théoriquement de l’ordre du politique et du juridique. L’humanité est indivise certes et l’homme n’est qu’un individu rawlsien, interchangeable, désincarné d’où l’inutilité politique et morale de la nation et de la frontière.

C’est cette abolition terrifiante de l’espace et du temps, de la mémoire et de la civilisation dont la frontière nous préserve.

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