Pour mieux comprendre l’homme postmoderne, sans doute faut-il se pencher sur les figures qui lui sont exactement contraires. Avec Les Sentinelles d’humanité, Robert REDEKER exprime la béance patente de la société liquide et postmoderne. S’il est une chose qu’elle ne supporte pas, ce sont les héros et les saints. C’est d’autant plus paradoxal que l’Occident postmoderne ne cesse de produire des épopées et de la mystique. Mais ce sont précisément des épopées en toc et en kit, des épopées vidées de leur héros comme l’Aquarius, cette parodie de l’Odyssée sans Ulysse, une épopée qui n’a pas plus de héros mais un manipulateur invisible, un Deus absconditus de chair et d’os Georges Soros, comme tous les metteurs en scène de ce théâtre sinistre qu’est devenue la politique des Etats-entreprises (P. MUSSO, Le Temps de l’Etat-entreprise, 2018). Elle produit aussi des mythes – les victimes, les Migrants – autant de figures sacrificielles en carton qui ne conduisent à aucun enthousiasme, à aucune édification, à aucune transfiguration.
Le XXIème siècle n’est plus le siècle de l’héroïsme parce qu’il est le siècle de l’ingénierie et du management : il s’agit de rationaliser, de planifier, d’horizontaliser, d’empêcher justement l’émergence du héros ou du saint qui vient interrompre par sa verticalité énigmatique le cosmos en carton, unidimensionnel, superficiel (au sens étymologique) de la planification et de la rationalisation.
Le héros et le saint sont en effet multidimensionnels. Ils relèvent d’une anthropologie, d’une ontologie qui sont étrangères à la postmodernité nihiliste et matérialiste, amnésique de l’histoire et postérieure à la mort de Dieu. Le héros comme le dit Robert Redeker « rend visible le fondement et la transcendance de la société ». Son temps est élastique pourrait-on dire, il est celui qui imite le passé mais en lui donnant une lumière nouvelle. Il est entre le « culte des morts » et l’invention d’un monde nouveau, tout le contraire de l’homme postmoderne coincé dans le présent à la manière de l’animal enfermé dans la « mêmeté », comme le dit audacieusement Robert REDEKER. Le monde postmoderne s’est privé du temps, de l’histoire et de l’éternité. Cette situation est proprement tragique car elle nous place dans un monde clos, sans profondeur, sans hauteur qui n’est même pas un cosmos puisqu’il est brownien, liquide, chaotique. Ce monde assigné au présent est proprement irrespirable.
La clôture de l’homme postmoderne est la prison du moi. « C’est de la tyrannie de l’ego que le héros se libère » et par son exemple en libère l’humanité. Le négatif du héros est bien l’individu libéral libertaire, au moi atrophié prenant tout l’espace : son extériorité par le « body », et son intériorité par le « mental ». Ce moi atomistique, monade leibnizienne sans harmonie préétablie, est la proie idéale des nouveaux managers de l’homme : nutritionnistes, coachs, consultants, conseillers en tout genre. Le moi n’a rien d’autre à faire que de valoriser son capital égotiste, de « réussir » sa vie, de dépasser l’existence par la performance. Ce moi-Excel rêve d’excellence, emploie le mot tout le temps et planifie, ordonne ainsi l’orchestration de sa propre médiocrité.
En procédant ainsi, il entre dans le processus d’industrialisation universelle de tout : l’homme qui devient « appareil », qui en s’augmentant, diminue, l’homme qui devient interchangeable, soluble dans la masse, l’exact contraire du héros et du saint qui se singularisent et qui sont dans le régime de l’exception. Le faux-héros industrialisé est l’idole qui obéit à l’ordre de l’interchangeabilité et qui laisse sentir « une place vide » comme le dit Robert REDEKER.
La réflexion philosophique et anthropologique est prolongée par une réflexion ontologique voire théologique passionnante. Robert REDEKER évoque le thème nietzschéen de la « mort de Dieu » et met en évidence l’oubli de la « mort du diable ». Cet oubli du diable est une des composantes essentielles de la postmodernité. En oubliant la part adamique de l’homme, la civilisation occidentale est tombée dans un irénisme intellectuel et politique qui a libéré la démesure : « Le péché originel jeté aux orties, ridiculisé, et le diable mort, bien plus mort que Dieu, la démesure s’est libérée, déchaînant tout au long du XXème siècle une violence comme on n’en avait jamais vu, une violence sans limites. ». Saint-Augustin dans La Cité de Dieu affirme la double nature de l’homme animé par la mémoire de la natura integra (memoria Dei) et la natura lapsa (la nature adamique, pécheresse). En oubliant la nature déchue, l’homme postmoderne procède à une occultation du Mal, un aveuglement sur le tragique de l’histoire et de la condition humaine qui le conduit aux pires naïvetés, souvent barbares, du progressisme. Ce progressisme repose sur l’imaginaire de Babel : on construit une tour humaine avec des hommes animés par l’hybris qui veulent concurrencer leur créateur. Tout est possible, l’action humaine est marquée du sceau de la perfection, le temps est constructeur, il conduit vers le mieux sans Providence, il n’en a pas besoin. L’histoire, elle seule, fera l’affaire comme le croient les marxistes et les progressistes libéraux. L’homme sans péché, l’homme sans qualités a remplacé la Providence, gênante parce qu’elle rappelle la double nature de l’homme, par l’Histoire, le Progrès qui mène l’homme en toc, l’ « homme-Ikea », l’homme « zéro-défaut » – du moins le croit-il – vers son accomplissement égotiste. Le héros, le saint réconcilient, eux, l’homme avec sa double nature. C’est l’œuvre ontologique de ces deux figures.
Les Sentinelles d’humanité nous ramènent à deux attitudes, deux vertus essentielles : l’admiration et l’imitation.
L’imitation est l’idéal classique par excellence. Il s’agit d’imiter la nature comme le dit Aristote dans sa Poétique. Le monde postmoderne a aboli le Créateur, la Création et travaille inlassablement à cette occultation de la nature dont l’imitation fut d’abord méprisable puis enfin impossible. L’art contemporain est devenu un sordide miroir du moi en dehors de toute référence naturelle. L’artiste contemporain est une parodie de démiurge, l’inventeur d’une a-nature qui n’est que l’excroissance médiocre de son moi. Le héros s’inscrit dans la nature, imite l’existant pour le sublimer. L’idole postmoderne se révolte mécaniquement contre la nature pour faire un sous-produit, le miroir de nos médiocrités égotistes.
L’admiration enfin. L’éducation, les médias, les politiques, l’univers marchand s’ingénient à déconstruire ce rapport fusionnel au monde. Ce sont de bons élèves de l’esprit des Lumières. Les Lumières nous apprennent l’esprit critique, font de l’hiatus le seul monde d’être au monde possible. La caricature de cet esprit s’est incarné dans les rebellocrates dont parle Philippe Murray dans l’Empire du bien. L’admiration, la cognitio intuitiva, la fusion est, dans ce monde inversé, dans ce retournement des signes, la trace de l’innocence ridicule, de la ringardise méprisée. Le héros et le saint réintroduisent par effraction cette vertu de l’admiration, si précieuse pour comprendre et aimer.
Le livre de Robert REDEKER est inépuisable et somptueux. C’est une lecture réconfortante en ces temps douloureux où notre fragilité, notre contingence est rappelée par la pandémie. Il appelle au réveil de l’esprit épique – si défaillant dans notre monde en toc -, au réveil de la spiritualité dans un postmodernisme matérialiste, il remet l’homme dans la quête de la verticalité. Que l’auteur en soit vivement remercié…
Cool
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