L’afflux de patients dans les hôpitaux en situation d’urgence a fait surgir un problème à la fois médical et moral : celui du « tri » des patients. A vrai dire, ce problème est patent dans les hôpitaux du Grand-Est depuis la mi-mars mais il a pris un tour nouveau avec le décret n°2020-360 du 28 mars 2020 complétant celui du 23 mars prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire (lien ICI).
Le tri des patients n’est pas une pratique inhabituelle dans les hôpitaux comme le montre un article du Huffington Post du 4 avril. La priorisation est même une pratique « routinière » souvent liée à un déficit de moyens : manque de lits, manque de moyens médicaux, une situation que nous connaissons aujourd’hui à ceci près que les afflux de malades sont nombreux, concentrés sur des régions fortement infectées et les dilemmes se multiplient dans la mesure où un grand nombre de personnes âgées est touché.
Le « tri » des patients prend un tour tragique car c’est sur la vie du patient que porte l’arbitrage et non sur un confort matériel. Il est évident que le corps médical porte le poids de ces choix tragiques et qu’il s’agit déjà d’une pression psychologique et morale inacceptable. L’article du Huffington Post donne une piste intéressante sur ce point : il reconstruit le raisonnement sous-jacent à ces pratiques à partir de la philosophie utilitariste de Jérémy BENTHAM : l’intérêt individuel de tous ne pouvant pas être assuré, l’intérêt collectif va primer et sera donc bonne l’action qui maximise le bien-être du plus grand nombre de personnes.
A chaque arbitrage nécessaire, les médecins affectent à chaque patient un « score de fragilité » qui dépend de son état de santé antérieur, de son âge : “Le fond de cette position, c’est de dire que les personnes à soigner en priorité sont les plus malades mais aussi celles qui ont le plus de chances de guérir une fois traitées. Ce qui revient à prioriser les plus jeunes sur les plus âgés”, affirme Céline Lefève, maître de conférences en philosophie de la médecine. Il s’agit donc bien de maximiser l’utilité sociale en « choisissant » les personnes ayant le moins de chance de survie pour éviter un surinvestissement à perte en termes de temps, de médicaments, de temps-homme. Dit ainsi, le scandale apparaît plus évident. Quel est le présupposé de cette position ?
La société postmoderne, liquide est fondée sur le mouvement perpétuel d’où un culte du changement, de la jeunesse, de la force de travail, de la désaffiliation qui nous détache d’un passé immobilisant et mortifère. Cette dépréciation des anciens s’opère en conséquence. Maximiser l’utilité sociale, c’est favoriser le support de ce mouvement perpétuel, les « jeunes », les forces de travail qui nourrissent le circuit production – consommation, ce qui conduit à une guerre générationnelle larvée dans tous les hôpitaux. Cette situation met les personnes âgées dans une situation de détresse psychologique à la perspective d’être conduits à l’hôpital. Si l’on reste dans ce système utilitariste, bien sinistre, pourquoi ne « maximiserait-on » pas l’utilité sociale en gardant l’expérience, la connaissance, la vertu du détachement ?
C’est surtout cette approche utilitariste du vivant qui est totalement barbare et dont l’Occident, fort de ces principes gréco-latins et chrétiens ne peut se satisfaire. L’auteur de ces lignes veut éviter à tous prix le « y a qu’à, faut qu’on » bien facile lorsqu’on n’est pas confronté quotidiennement à ces dilemmes, à l’arbitrage entre deux souffrances. Et nous allons devoir faire manifestement dans cette crise avec les moyens du bord…
Mais cette situation d’arbitrage est surtout une sinistre incarnation du remplacisme global théorisé par Renaud Camus. Quoi de plus remplaciste en effet que de procéder à un « tri » où l’homme est soumis au régime comptable de l’obsolescence programmée et soumis au critère de l’utile ou du rentable dans un économisme mortifère ? Cela est d’autant plus inadmissible que 1600 « mineurs non accompagnés », – mythe intégral…- devraient être conduits au Luxembourg la semaine prochaine. En résumé, nous n’avons pas de moyens pour assurer la survie de nos anciens, mais nous les avons pour accueillir des jeunes étrangers et assurer la survie de ces populations déversées par Erdogan, dans un objectif d’hostilité de surcroît évident. Cette situation est l’illustration scandaleuse du remplacisme postmoderne et de l’affaiblissement moral et politique de l’Europe de l’Ouest.
Une société reposant sur des principes de défense de la vie – et quel autre principe justifie une société ?… – ne peut accepter de se retrouver dans ces situations d’arbitrages et d’euthanasie masquée comme peut l’impliquer l’article 12-3-II-al.2 du décret précité.
L’austérité budgétaire imposée à tous les services publics habillée des pudiques noms de Pacte de stabilité et de croissance en 1997, de Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (1er janvier 2013) ont conduit à de tels arbitrages et à des compressions de dépenses en fonction de choix idéologiques clairs : promouvoir la société ouverte, financer le changement de peuple au détriment de la vie et des principes les plus fondamentaux. Une réflexion profonde sur l’affectation des deniers publics en faveur de la protection de la continuité vitale (pour les personnes), historique (pour les civilisations) me semble devoir être menée : cela est de nature à impacter les politiques sanitaires, sociales, éducatives, migratoires et à prévenir ces situations tragiques où les restrictions financières se traduisent par une restriction de la vie.