Economie, Lecture

Economie et Grande réinitialisation : réflexions à partir de La société hyper-industrielle de Pierre VELTZ

L’économie est une géographie et une géo-politique. C’est le constat qui émane de la lecture de l’ouvrage de Pierre VELTZ, La société hyper-industrielle, Le nouveau capitalisme productif publié en 2017. Dans un titre finalement provocateur, l’auteur répond directement à tous ceux – et ils sont nombreux – qui déplorent une désindustrialisation rampante voire brutale, notamment en Occident.

Pierre VELTZ vient secouer cette représentation. Il reconnaît certes une « dématérialisation » et une « réduction de l’empreinte matérielle » comme l’illustre le grammage des cannettes d’aluminium divisé par 10 en 60 ans, ou l’effet de substitution créé par l’Iphone 5 de 125 g pouvant théoriquement remplacer « le téléphone fixe, le réveil, la radio, la télévision, l’ordinateur, l’appareil photographique, la caméra, l’horloge » sans que ces substitutions ne se soient vraiment produites. L’effet « rebond » de JEVONS montre que la dématérialisation s’est couplée avec une augmentation de la consommation dans un « monde très matériel » en définitive. Tel est le paradoxe d’une dématérialisation affichée dans un monde profondément matérialiste.

La désindustralisation observée n’est-elle pas de fait un trompe-l’œil ? C’est la thèse de Pierre VELTZ qui réinterroge la distinction entre l’industrie et les services. La France industrielle au XIXème siècle et au début du XXème était visible, spectaculaire même, par une sociologie spécifique – le monde ouvrier – , une géographie urbaine modelée par elle. Or, l’industrie comtemporaine est marquée par une invisibilisation progressive. Et ce, parce que les frontières étanches autrefois entre ces deux secteurs sont devenues poreuses. Il observe en effet une « industrialisation des services » par la rationalisation taylorienne des tâches, et une « orientation servicielle de l’industrie » par des services fidélisant les consommateurs dans le cadre d’une « économie de la fonctionnalité » qui consiste non seulement à vendre un bien mais à mettre à disposition, son usage et sa fonctionnalité. Cette hybridation services / industrie engendre une reconfiguration de l’industrie. L’augmentation de la connectivité entraîne une mutation dans la conception de l’usine elle-même : l’usine n’est plus simplement un centre de production mais un « nœud » intégré dans un réseau plus vaste, par l’optimisation des flux logistiques, la relation-client, la gestion des données. L’ «Industrie 4.0 », lancée en Allemagne, fonde la nouvelle économie hyperindustrielle sur la capacité d’interaction avec le client qui n’est plus en bout de chaîne mais co-concepteur du produit. Le client est l’ingénieur voire l’ouvrier du produit qu’il consomme. Ce brouillage du rôle des agents économiques est intéressant sur le plan microéconomique car il remodèle les schémas de la chaîne industrielle fondée sur le modèle du pipeline : le chercheur, le valorisateur, l’ingénieur, l’ouvrier, le marketing, le client en bout de chaîne qui détient le choix ultime : acheter, ne pas acheter. L’entreprise est désormais une plateforme, une sorte de marché dans le marché, qui attire demandeurs et offreurs dans un même réseau : « Le monde de la plateforme n’est pas un monde de cahiers des charges, de contrats de délégation traditionnels . C’est un monde darwinien » nous dit l’auteur. La capacité à monter en échelle rapidement devient centrale dans un tel environnement économique : la Silicon Valley et les entreprises chinoises dans les télécommunications en sont un exemple évident. Ce nouveau paradigme productif et organisationnel engendre un changement dans la conception de l’emploi. Les piliers stratégiques des entreprises sont passés de la fabrication aux fonctions que l’on considérait comme support : le design, le marketing, le contrôle de la logistique.

Pierre VELTZ voit dans la société hyperindustrielle quatre lignes de changement : 

1 – Une économie des infrastructures et des savoirs communs dans le cadre d’un maillage géant, numérique qui retrouve la fiction marxienne du « cerveau géant » d’où l’enjeu stratégique, dans l’économie mondialisée, de la propriété intellectuelle qui sont les neurones animant ce « cerveau ».

2 – Une économie qui passe d’une ère transactionnelle à une ère relationnelle valorisant les grands réseaux de l’informatique, de l’énergie et des transports. A l’opposé du taylorisme et du fordisme qui reposaient sur l’approche transactionnelle et une organisation verticale et rationalisée, la qualité et la plus-value dans l’économie relationnelle reposent sur la qualité du dialogue entre les concepteurs du produit et des process, la maintenance et l’après-vente, sur l’intelligence de la combinaison horizontale de l’ensemble de ces facteurs, favorisant une « force de travail liquide » fondée sur la prestation de service.

3 – Une économie de la concurrence monopolistique qui diffère radicalement du modèle walrasien de la concurrence pure et parfaite promue par l’Union européenne. L’économie hyperindustrielle repose sur les stratégies de différenciation des biens et des services. 

4 – Une économie de la communauté qui réalise, sur le modèle de Cupertino, un « mélange très spécial d’égalitarisme radical et de culte ultra-élitiste des héros et des stars ». 

Cette nouvelle modélisation économique va de pair avec une nouvelle configuration du monde,  « en archipel ». Pierre VELTZ évoque le passage d’un monde en strates à un monde en archipel, en pôles et réseaux, monde liquide par excellence. Pourtant, et c’est un des aspects intéressants de son étude, les activités productrices de valeurs obéissent à un mouvement de concentration croissant comme en témoigne la région parisienne qui concentre 40% des dépenses de R&D. La conséquence de ce que décrit Pierre VELTZ, sans le dire, est  la coexistence de deux mondes qui s’ignorent : celui liquide, des réseaux, des pôles, des hubs interconnectés, celui  de la « circulation des cerveaux » et celui, solide, de l’assignation à résidence d’une classe moyenne qui n’a aucun lien direct avec cet univers économique, celui de la « fuite des cerveaux ». C’est double phénomène de fragmentation et de polarisation. La « mondialisation à haute résolution » procède à des logiques de « dégroupages » qui fragmentent énormément la chaîne des activités nécessaires pour élaborer un bien ou un service, la chaîne de valeur globale. Cela permet une meilleure allocation des coûts de production dans le monde et une optimisation financière indépendante des contraintes géographiques, culturelles, civilisationnelles : « Achetez vos composants partout, fabriquez partout, vendez partout ». La richesse des nations d’Adam SMITH paraît frappée d’obsolescence dans la mesure où la richesse n’est plus produite que dans l’espace mondial dans une extraterritorialité utopique pour les bénéficiaires, dystopique pour les spectateurs de cette mondialisation qui se fait sans eux. 

Cette mondialisation crée des situations inédites qui remodèlent notre conception même des relations économiques. Le darwinisme supposé de la mondialisation se dédarwinise. Pierre VELTZ montre que la compétition laisse place à une « coopétition », mélange de compétition et de coopération, où même des firmes rivales Apple et Samsung sont en situation de coopération sur l’achat des composants par exemple.

Quel est le nouveau visage de la mondialisation, dans ce cas ? Si la polarisation conduit à une régionalisation (« Factory America », « Factory Asia »), on assiste à une dés-européanisation plutôt qu’à une « dé-mondialisation » et au déplacement stratégique de la mondialisation vers l’Asie comme le montre le projet chinois des « Nouvelles routes de la Soie ».

Pierre VELTZ met l’accent sur les implications sociales de cette hyperindustrialisation par le concept fructueux de « scalabilité ». La mondialisation, la société liquide du loisir et du spectacle créent une échelle de valeur qui engendre les effets de « scalabilité ». Il prend l’exemple du médecin qui pourra multiplier ses patients, augmenter en compétences, participer à des colloques mais ne verra jamais en deux ans ajouter deux 0 à ses revenus contrairement à des acteurs, des sportifs, des traders. La capacité à monter rapidement en échelle repose sur les valeurs promues par la société et crée des distorsions dans les revenus au point que « le patrimoine des 62 personnes les plus riches de la planète équivaut à celui de la moitié la plus pauvre de la planète ». Ce constat montre bien la sécrétion d’un « reste » dans la mondialisation hyperindustrielle, un reste dont les élites semblent ne pas savoir quoi faire.

D’où l’impression d’inachevé à la lecture de cet excellent ouvrage. Si l’économie est une géographie, c’est parce qu’elle crée deux mondes : un monde intégré, en réseaux, celui des métropoles, des hubs avec son personnel dédié : les « élites » mondialisées, bénéficiaires d’une scalabilité positive pour leur revenus et leur mode de vie et les personnes mobiles à faibles coût, issues de l’immigration, qui viennent nourrir le système en même temps qu’ils détruisent les civilisations autochtones. Cet effet induit est fondamental. C’est lui qui crée la frustration, la colère, de ceux de l’inframonde, le monde des invisibles, des non-connectés, celui des Gilets Jaunes car c’est ainsi que je comprends ce mouvement atypique en novembre 2018 en France. On ne peut plus vraiment dire que la société est liquide dans son ensemble. Elle est liquide pour les hommes en réseaux, pas forcément riches, mais allant du PDG d’une firme mondialisée aux migrants, ces hommes du nomadisme sous quelque forme qu’il soit. Elle est solide et bloquée pour ce que Christophe GUILLUY appelle la « France périphérique », « l’Angleterre périphérique », « L’Amérique périphérique » engoncées dans un enclavement économique et prises dans les rêts d’une technocratie toujours plus exigeante avec cette classe des oubliés, des polis et des dociles.

L’ouvrage de Pierre VELTZ appelle à être lu à la lumière du phénomène programmé pour l’année 2021, la Grande réinitialisation ou Great Reset. Cet effet de sécession des élites, de citadellisation de l’« excellence » dont la Silicon Valley et Singapour sont une préfiguration, fondamentalement inacceptable socialement, politiquement et intellectuellement – car tout cela n’est en rien ni une élite ni une excellence ! –  ne pourrait-il pas être accéléré par la Grande réinitialisation qui parviendrait, par l’utilisation cynique de la crise sanitaire induite par le Covid-19, à renforcer le secteur du numérique, de l’intelligence artificielle faisant un sorte de tri darwinien entre les secteurs d’activité. La grande réinitialisation est la destruction programmée de la classe moyenne entrepreneuriale et semble être l’entreprise d’épuration des emplois ou secteurs à faible scalabilité. 

La Grande réinitialisation souhaite créer un nouveau contrat social et un nouveau pacte économique : métissage des civilisations mais aussi de la main d’œuvre, conformément à l’idéal liquide de la société hyperindustrielle. Il convient de rester attentif à la sous-optimalité de l’emploi issu de l’immigration. Une main d’oeuvre à moindre coût certes mais sous -qualifiée dans une société pourtant saint-simonienne, une main d’oeuvre si sous-qualifiée qu’elle est inemployable et conduit à des transferts financiers sous forme d’aide sociale qui sont en réalité des transferts ethniques. Tout cela crée une fragmentation dans la société d’accueil elle-même dont les conséquences sociales, économiques , civilisationnelles sont ravageuses.

Il n’en reste pas moins que l’ouvrage de Pierre VELTZ est un remarquable miroir du monde économique tel qu’il est. A nous de choisir si nous souhaitons construire le monde de demain sur ces bases…

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