Affaires extérieures, Lecture

Réflexion sur le mythe du complot à partir de La Synarchie, Le mythe du complot permanent d’Olivier DARD (1998, rééd. 2012)

La Synarchie, Le mythe du complot permanent, paru en 1998 et réédité en 2012, d’Olivier DARD résonne comme un avertissement à l’adresse du lecteur. Voir le monde tel qu’il est, avec ses décisionnaires, ses acteurs objectifs, ses événements, ses zones d’ombres, ses non-dits mais éviter de les enchaîner d’une manière romanesque sous prétexte de soulever le voile d’une histoire apparente pour découvrir une histoire cachée, réelle parce que justement cachée.

Olivier DARD nous révèle cette tentation permanente, depuis le XIXème siècle, tant à l’extrême-gauche qu’à l’extrême-droite, de dépasser l’histoire phénoménale pour accéder à une sorte d’histoire nouménale qui se déroberait au regard non averti ou non initié. 

La synarchie offre un terrain d’étude de choix sur ce point. La synarchie est une organisation secrète qui tend à établir un gouvernement mondial destiné à retrouver un « âge d’or ». Né dans le contexte de l’occultisme du XIXème siècle, l’idéal synarchique prend corps avec le marquis Joseph-Alexandre Saint-Yves d’Alveydre (1842-1909) qui donne à travers 4 ouvrages les contours de son projet. Dans Mission actuelle des souverains, il part d’un postulat : l’unité transcendante de toutes les religions et le retour à une théocratie originelle. Pour ce faire, trois grandes institutions sont proposées dans Clefs d’Orient : un Conseil européen des communes nationales (Londres, Paris), un Conseil européen des Etats nationaux et un Conseil international des Eglises nationales. Rejetant l’organisation parlementaire et la centralisation excessive de l’Etat, Saint-Yves propose la création de trois chambres formées d’hommes compétents : enseignement, législation, économie nationale. Dans Missions de l’Inde, Saint-Yves voit dans l’Agarttha une cité géographiquement isolée (dans l’Himalaya) et symbole de pureté, un sanctuaire dont la bibliothèque fabuleuse « s’étendrait sur les milliers de kilomètres ». L’archéomètre, breveté en 1903, est l’instrument de mesure universelle qui devait jeter les bases de la grande rénovation des arts et des sciences restituant la « loi unique entre la musique, l’architecture et les autres arts et techniques ». L’orientalisme et l’occultisme de la fin du XIXème siècle offrent une caisse de résonance à cette approche synarchique. 

Si les années 1910-1914 sont marquées par un recul de l’occultisme, Olivier DARD suit le destin de l’idéal synarchique dans l’histoire du XXème siècle. Les adeptes de Saint-Yves proviennent d’horizons variés : Ordre martiniste dirigé un temps par le patriarche de l’Eglise gnostique universelle, anthroposophes de Rudolf Steiner, « Groupe des Veilleurs » de Vivian Postel du Mas et Jeanne Canudo qui est à l’origine des Etats généraux de la Jeunesse européenne en 1934 et 1937 dont l’objectif est clair : unifier le continent européen avec le concours de nombreuses personnalités telles le comte Coudenhove-Kalergi, qui dès 1922 lance l’idée d’une Pan-Europe en recommandant aux Etats les abandons de souveraineté nécessaires ou de jeunes économistes influents comme Jean Monnet.  C’est à la jeunesse de « fonder la démocratie internationale, l’Europe unie » à travers des organisations comme la Ligue pour les Etats-Unis d’Europe de 1934. 

La deuxième guerre mondiale et la période d’Occupation sont étudiées avec minutie par Olivier DARD car cette période va pousser à l’extrême le fantasme d’une volonté synarchique par un complexe financier et politique : la banque Worms et le personnel politique qui lui serait affilié notamment l’Amiral Darlan, le « (faux) marin ». Cette méfiance à l’égard de la synarchie est favorisée par la montée en puissance de la technocratie dès les années 20 et 30 sous l’impulsion d’abord d’Henri Fayol puis de Howard Scott et du groupe X-crise, groupe de réflexion et de débat rassemblant d’anciens élèves de Polytechnique. Le triptyque « normalisation, spécialisation, rationalisation » va désormais mettre en exergue la figure de l’expert, du technicien notamment Yves Bouthillier ou Jean Coutrot qui pense que la défaite de 1940 est une « victoire commune » de la France et de l’Allemagne sur l’absurde rigidité des cadres nationaux qui depuis le XIXème siècle cloisonnèrent l’Europe en cellules instables et ennemies » alors que l’ « Allemagne (vient de donner) une leçon d’organisation scientifique du travail industriel, administratif et militaire ». L’alliance des milieux financiers, de la technocratie politique et la dissolution attendue des cadres nationaux constituent le terreau de la peur synarchique à laquelle s’ajoutent antisémitisme et anti-maçonnisme.

La Libération n’arrête pas le prétendu complot synarchique : la montée après-guerre de la démocratie-chrétienne réactive le complot jésuite notamment par la gauche et les communistes. Si chacun a son synarque dans le viseur, tour à tour ex-collaborateur ou ex-résistant, le synarque tend à s’incarner dans la figure du technocrate comme en témoigne de regard dépréciatif sur l’ENA, sur la construction européenne puis plus récemment sur le Groupe de Bilderberg, la Trilatérale ou le Forum de Davos. Le concept d’Etat profond paraît être l’expression la plus contemporaine de ces réseaux administratifs, techniques, ou informels qui ont un agenda propre concurremment à l’agenda politique ritualisé par les élections. 

Olivier DARD, dans son ouvrage, d’une remarquable précision, nous donne les clés pour ne pas tomber dans les chausse-trappes de la séduction intellectuelle, de la reconstruction parfois fantasmagorique de l’histoire au prix de distorsions historiques plus ou moins graves. Néanmoins, il ressort de la lecture de cet ouvrage certaines interrogations si on le met en regard de la situation contemporaine. 

La dénonciation du « complotisme », orchestrée par les pouvoirs publics et les médias (par exemple sur le site Eduscol du MEN) cherche à éviter tout regard synthétique sur une situation contemporaine pourtant problématique en ce qui concerne la lisibilité de l’action publique. Le recul des prérogatives régaliennes, de la souveraineté des Etats est reconnue par tous y compris par des hommes politiques qui ont exercé de lourdes responsabilités. La remarque de François Fillon à Philippe de Villiers est un cas d’école : « Ce sont ces gens-là qui nous gouvernent » déclare-t-il en parlant de Groupe de Bilderberg. Il ne s’agit pas même d’un complot car rien n’est caché. Si le contenu des débats de Bilderberg ne fait l’objet d’aucune publication, les rapports de la Trilatérale, eux, si. Le Forum économique mondial de Davos publie même sur son site des rapports réguliers, facilement consultables, le dernier datant du 16 décembre 2020 et s’intitulant : « Comment les pays avancent vers la voie de la reprise » (96 pages). Avec 8 rapports en novembre 2020 (Rapport annuel, Partenariat contre la cybercriminalité, Cybersécurité, Un ciel propre pour demain, Le Top 10 des technologies émergentes en 2020, Investissement dans l’âge digital, etc.), le Forum de Davos agit à visage découvert et adapte une démarche analytique sur la voie des progrès technologiques, sociétaux voire anthropologiques de demain. La Grande réinitialisation au programme de 2021 promet une numérisation accrue, la redistribution des forces économiques, une ingérence accrue des Etats dans leur mission de contrôle et surtout un contrat social d’un nouveau type autour de la disparition des nations et d’une humanité métissée sur fonds de conscience écologique. Il s’agit d’une véritable révolution mondiale qui impacte nos mœurs, nos modes de vie, notre sentiment d’appartenance à la vie collective, notre quotidien au travail, notre rapport à l’argent, à la propriété. De la même manière, l’Organisation de la Coopération Islamique (OCI) ainsi que l’ISESCO sont aussi très clairs sur leur intention de convertir l’Occident, progressivement, par la culture, la démographie, par le truchement des droits de l’homme et ce, dans des rapports publics et explicites comme celui de Doha en 2000 (Stratégie de l’Action islamique Culturelle à l’extérieur du Monde islamique). Tout cela, une fois encore, est dit, planifié (il y a une ébauche de calendrier pour le Great Reset, il y a une stratégie pour l’ISESCO) et cela constitue même paradoxalement l’histoire réelle en marche, ce qui est préparé du moins pour l’Occident.

Or, il existe, tout d’abord, dans les démocraties occidentales dites « libérales » une force inertielle assez fascinante. On a pris la fâcheuse habitude de ne pas voir ce que l’on voit, de ne pas entendre ce qui est dit comme si nous vivions encore dans le mythe de l’infaillibilité technologique, civilisationnelle de l’Occident. En outre, dans un renversement assez savoureux, les « anti-complotistes » créent une histoire qui recouvre celle qui se joue à coup de mythes : la démocratie, les libertés individuelles, le « vivre-ensemble », la « haine » dans une inversion accusatoire tout à fait perverse, la « culpabilité de l’Occident », la France universelle. Contrairement au complot d’hier, qui faisait l’archéologie souvent fantasmatique d’une histoire cachée, le comploteur d’aujourd’hui voile l’histoire, la rend illisible, crée des silences qui empêchent d’en saisir la pleine intelligibilité. C’est la « guerre des histoires » dont parle Eric Zemmour, les prétendus complotistes essayant justement de traverser le voile d’ignorance imposé par le roman international et la mythologie progressiste et immigrationniste. 

Qu’il n’y ait pas de projet synarchique, occulte, planifié, c’est tout à fait possible et même vraisemblable. Par contre, qu’il y ait des rencontres de circonstances, un kairos saisi par des acteurs divers à l’affût des moindres opportunités, qui construisent leur agenda à partir de celles-ci, voilà qui me paraît tout aussi incontestable.

J’irai même plus loin. Les idées synarchiques, qui prêtent à sourire lorsqu’on les lit dans le contexte historique brillamment détaillé par Olivier DARD, trouvent une résonance assez frappante dans le monde qui se dessine depuis la pandémie du COVID-19. Le « gouvernement mondial au nom de la nécessité d’une harmonie universelle » souhaité par Saint-Yves n’est pas sans rappeler le vocabulaire leibnizien qui me semble être le cadre structurant de référence du Great Reset. L’imaginaire révolutionnaire, utilisé par la synarchie, et prenant corps dans un « Pacte » n’est pas sans faire écho au nouveau « contrat social » impliqué par la grande réinitialisation. L’attitude élitiste de la synarchie « afin de réduire au possible la violence émeutière ou insurrectionnelle, inévitable quand l’idée atteignant la masse se dégrade en passion » me paraît tout à fait correspondre à la suspension démocratique depuis une quinzaine d’années organisée par les élites pour corriger les erreurs d’un peuple qui se trompe (le référendum de 2005 en France sur la constitution européenne, le référendum irlandais de 2008 puis 2009 sur le Traité de Lisbonne ! par exemple). Le Conseil européen des communes nationales évoque l’idéal des métropoles mondialisées que nous avons vu émerger depuis une vingtaine d’années. Il n’est pas jusqu’à l’Agarttha, lieu d’harmonie et de pureté, qui ne rappelle ces lieux coupés, ces lieux de sécession de l’élite connectée et « cool » comme Cupertino avec son infinie bibliothèque de données numériques ou les Cités-Etats hygiénistes, enrichies et comme intactes comme Singapour. L’univers qui se dessine sous nos yeux prend de plus en plus l’apparence de ce monde décrit par la Synarchie alors qu’il n’est en rien planifié mais ces effets d’analogies sont suffisamment troublants pour être mentionnés.

Bien sûr, pourrait-on m’objecter, ne fais-je pas moi-même l’inversion accusatoire dont j’accuse les complotistes ? N’y a-t-il pas quelque « complotisme » à ne serait-ce que voir une analogie entre la situation actuelle et un supposé complot qui a justifié les pires visions délirantes, les pires crimes ? Si l’idéal mondialiste, post-national était dans une large mesure fantasmatique dans un univers dessiné par le Traité de Versailles en 1919 et ordonné ensuite à l’affrontement post-1945 de deux blocs qui figeait les positions, il est beaucoup plus agissant et efficace dans une société liquide fondée sur la libre circulation de tout, des hommes, des biens, des capitaux. La mondialisation accélérée que nous connaissons depuis 1990, la crise même de cette mondialisation que nous affrontons depuis au moins 2008 est un kairos extraordinaire pour la réactualisation d’un mythe qui prend les atours du vraisemblable et du possible.

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