
Les lecteurs du site – une bonne dizaine ! je profite de cette occasion pour les remercier chaleureusement – connaissent l’influence de Zygmunt Bauman sur la manière dont j’appréhende les questions anthropologiques et politiques. Le concept de « société liquide » est extrêmement opérant pour caractériser les phénomènes saillants de la postmodernité : l’homme liquide par son langage et ses tenues vestimentaires, la dissolution des effets frontières à travers l’idéologie de la libre circulation des hommes, des biens et des capitaux, la mondialisation, nomadisme globalisé, l’esthétique de la déconstruction, la perte du rite, la désaffiliation généralisée qui liquéfie nos appartenances. Il ne s’agit certes que d’une métaphore mais elle demeure un très précieux outil d’interprétation et de caractérisation de ce que j’appelle le davoscène tardif.
C’est dire si je n’approche l’œuvre de Zygmunt Bauman qu’avec une respectueuse terreur… La traduction en français d’un ouvrage écrit en 2016 Etrangers à nos portes, un an avant sa mort, me donne l’occasion de me replonger dans la pensée de l’auteur, d’en voir les dernières manifestations et d’en relever les paradoxes. Zygmunt Bauman s’intéresse à la « crise migratoire » de 2015, initiée notamment par Angela Merkel, et ayant conduit un peu plus d’un million d’étrangers à débarquer en Europe par la mer, 853 000 sur les côtes grecques et 153 000 sur les côtes italiennes. La Méditerranée est devenue ainsi le symbole ironique de cette société liquide, dont les phénomènes migratoires sont la plus pure expression. De tels afflux, qui se sont poursuivis – dans une moindre mesure – lors des années ultérieures, assurés par le service après-vente de l’Aquarius, lui aussi instrument de la liquéfaction de l’Occident, ont provoqué selon Zygmunt Bauman une « panique morale » engendrée par « des ‘populations surnuméraires’ que le progrès économique rend inemployables et donc localement ‘inutiles’ ». Bauman insiste bien sur la représentation mythifiée des nations occidentales, « pays imaginaires censés regorger d’opportunités » et décrit pertinemment les effets de vases communicants jusqu’à une uniformisation des modes de vie dans une planète globalisée. Cette mécanique des fluides humains occasionne l’anéantissement de modes de vie familiers (« familiarité étant synonyme de réconfort » nous dit l’auteur) et réduit progressivement la zone de confort qu’apporte la solidité homogène de la civilisation à travers son calendrier, ses paysages, ses modes de vie, son urbanisme, grâce auxquels nous sommes ancrés dans une épaisseur historique. Bauman distingue, à juste titre, deux réactions contradictoires face à ces bouleversements collectifs et intérieurs : la mixophobie, peur du mélange, de l’inconnu, de l’imprévisible, de l’aléatoire et la mixophilie, goût pour la bigarrure, attrait typiquement urbain pour la surprise, l’exotisme, l’inattendu, l’inhabituel et culte de la « sortie de la zone de confort » si propre à la culture start-up.
Mais, Zygmunt Bauman évoque un nomadisme subi (« Ces nomades non par choix, mais parce qu’un destin impitoyable l’a décidé ») et ne croit aucunement qu’il s’agit de « troupes qui installeraient désormais leurs garnisons au cœur de nos villes ». Il rejoint en cela un sociologisme de gauche qui s’exprime de manière assez irritante dans tout le chapitre II titré « Sentiment flottant d’insécurité cherche ancrage ». Ce faisant, Bauman réactualise l’insultant « sentiment » d’insécurité et ramène la liquidité non à la situation objective d’un monde chaotique mais à la perception vague et flottante d’un inconfort et à une colère diffuse qui cherche son objet et finit par le trouver dans le migrant. La peur du migrant, de l’Autre serait une stratégie, « la sécurisation », nourrie par le pouvoir afin de trouver des boucs-émissaires commodes : le migrant obéit chez Bauman à un schéma curieusement naïf : il fuit la guerre, il est confondu fallacieusement avec le terroriste, il a une « aspiration » « honnête », « et (ses) efforts en témoignent », à devenir Français « dans un sens bien plus que simplement formel, ne se résumant pas à des papiers d’identité ». Bauman, citant le sociologue Erving Gauffman auteur de Stigmate, dénonce la fameuse « stigmatisation » qui serait atavique en Occident et qui bannirait, dans une sorte de tribunal moral, les personnes d’un groupe auquel elle désire pourtant appartenir. Ce narratif stigmatisant jouerait, selon l’auteur « le jeu de Daesh » et seule la « politique sociale, l’inclusion et l’intégration » (citation de Pierre Baussand) pourrait permettre de s’attaquer à cette menace. Cette inspiration bourdivine appelle naturellement une citation du Pape François que l’auteur ne manque pas d’asséner aux esprits réfractaires : « nous avons perdu le sens de la responsabilité fraternelle » dans une formulation qui hésite, comme souvent chez le Saint-Père, entre sens juridique et sens spirituel, sens moral et sens purement politique.
Nous sortons de ce chapitre presque honteux de vouloir rester nous-mêmes, liquéfiés et heureux de l’être. En faisant émerger le concept de « société liquide », l’auteur nous a donné une arme extraordinaire de diagnostic et de résistance au chaos orchestré par les forces qui veulent dissoudre la continuité historique des peuples. Paradoxalement, Bauman ne récolte pas les fruits qu’il a lui-même semés et il convient de traverser ce deuxième chapitre en apnée si je puis dire.
La suite du livre offre une richesse conceptuelle plus convaincante. Bauman part de la « peur cosmique » (Mikhaïl Bakhtine) comme une peur fondamentale ancrée en l’homme et qui serait sans cesse réactivée voire utilisée par le pouvoir séculier et transformée par lui en une « peur officielle ». Il est clair que la crise sanitaire, et le Great Reset qui semble devoir en émerger, est une illustration parfaite de cette utilisation politique de la peur pour accélérer la fabrication d’un monde de pureté hygiénique et sanitaire, de fluidité intégrale des données, de désaffiliation cosmopolitique. La politique postmoderne serait ainsi la gestion raisonnée et terrestre de la « peur officielle », taillée « sur mesure » pour manipuler des masses fatiguées. La peur primitive originelle, le tremendum et fascinans, devient « l’horreur du non-respect de la règle », dont le confinement aurait eu valeur de répétition générale si l’on extrapole la pensée de Bauman en 2020. A partir de là, Zygmunt Bauman explore la psyché des sociétés occidentales, ordonnées à l’impératif de la « performance », à la peur de l’échec et entraînées dans la pente de la dépression qui est son exact pendant. Le passage de la « société de la discipline » à la « société de la performance », remarquablement décrit par Bauman, est marqué par l’abandon d’une « société moderne solide » pour une « société postmoderne liquide » prométhéenne, fabricant de moins en moins de performeurs et de plus en plus de dépressifs, à la fois victimes et coupables de leurs échecs. Dans une formulation choc, Bauman nous dit : « Nous sommes simultanément le foie déchiqueté et les vautours le déchiquetant ». Ainsi, la prévisibilité, l’épargne, la situation (statut social) relèvent d’un autre monde historique. L’aléatoire, l’endettement, la fluidification du status à tous les sens du terme (Etat, position sociale), la coexistence voire le mixage des peuples sont désormais notre seul horizon.
Bauman évoque la fatalité du cosmopolitisme puisque les « portes devenues parfaitement inutiles (…) ont, il y a déjà longtemps, perdu leurs gonds » … Nous vivons « que nous le voulions ou non » (sic !) dans une planète « osmotique » ou la fission devrait laisser la place à la fusion et Bauman semble bien reprendre à son compte la citation d’Ulrich Beck : « Ce dont nous manquons c’est d’une conscience cosmopolitique correspondant à notre situation cosmopolitique ». A l’hostilité doit succéder l’hospitalité et l’auteur de convoquer le Projet de paix perpétuelle de Kant pour réactualiser l’idée d’un droit fondé sur celui de la possession commune de la surface de la terre. Emerge alors une sorte de compassion universelle qui ne dit pas son nom et qui serait la meilleure réponse à l’ « adiaphorisation » (séparation progressive des actions humaines et de l’évaluation morale de leur signification) et à la « dissonance cognitive » déshumanisant les nécessiteux, assimilés aux « nouveaux arrivants »… Or, ce que Bauman appelle très justement les « restes du monde » ne se limite pas à l’autre. Il y a chez nous aussi des « restes du monde ». La France périphérique évoquée par Christophe Guilluy, les peuples indigènes du supposé « privilège blanc », les classes populaires et moyennes progressivement paupérisées par la cherté de la vie ou l’endettement sont aussi les « restes du monde » ignorés des politiques publiques (celle scandaleuse dite « de la ville »), des politiques fiscales, des politiques sociales, des politiques familiales. Les « restes du monde » sont plus proches de nous qu’on ne le croit et, cela, Zygmunt Bauman, l’oublie faisant passer la « haine » (chapitre V) pour une « cécité » et une « surdité morale » dont la Toile serait une caisse de résonance délétère.
Pour une de ses dernières œuvres, Zygmunt Bauman nous a livré un bien étrange essai : passionnant et désespérant à la fois, il constate la liquidité, la liquéfaction, la liquidation avec une acuité sans égale. Mais il la voit comme une fatalité avec laquelle il faut composer. L’ « étranger est à nos portes » c’est vrai, il les franchit même puisque de l’aveu de l’auteur ces portes n’existent plus. Mais l’ « étranger » est désormais en nous, nous est inoculé par l’éducation, le « culturel », les médias, les politiques et crée une conscience occidentale cosmopolite et schizophrène car destabilisée par cette altération. L’altération est la marque de fabrique du davoscène tardif : altération de l’Etat à travers l’altérocratie, altération de la spiritualité à travers la déchristianisation des calendriers et plus gravement des âmes, altération intérieure par la haine de soi portée par les consciences dépressives de l’Occident. Cette liquéfaction de l’âme occidentale est entretenue par ce que Zygmunt Bauman recommande aux Occidentaux. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de cet essai qui demeure passionnant et dont je recommande vivement la lecture.