
Avec La France n’a pas dit son dernier mot, on voit ce qu’Éric Zemmour n’a pas écrit : il ne s’agit pas d’un essai, encore moins d’un programme politique même si la période est celle des conjectures autour de sa candidature à l’élection présidentielle de 2022. On pourrait rapprocher ce livre d’un journal, d’un recueil de chroniques ou, mieux de Choses vues dans la postmodernité, à la manière d’un Victor Hugo.
Éric Zemmour parcourt en effet la période 2006-2020 et rapporte les événements par le prisme de rencontres, de dîners avec des personnalités politiques, médiatiques, des universitaires, des industriels ou encore de sensations, d’analyses face au choc d’événements majeurs.
La méthode d’Éric Zemmour est celle d’un archéologue. Il va rechercher des pièces du passé proche, les sélectionne, et remonte le temps pour dégager les phénomènes qui lui paraissent structurants dans la disparition de la France, celle qu’il a connue dans les années 60 et 70. Il rassemble les pièces éparses qui constituent in fine le « décalogue de notre nouvelle religion » : inexistence des races, des sexes, identité plurielle, en mouvement perpétuel, mission politique de l’école, mundus muliebris comme disaient les moralistes du Grand Siècle, mythification de l’Islam, déconstruction de la culture française, nanisme de la France et onanisme de ses élites. Son parcours dans la période 2006-2020 lui permet de saisir la genèse de cette aphasie orchestrée d’une France que l’on doit faire taire, que l’on doit taire, qu’il convient de réduire au silence pour lui substituer un logos nouveau : le logos de Davos, celui d’un monde épris de sa modernité, qui détruit avec rage et jubilation tous les murs porteurs de la France. Le livre d’Éric Zemmour est presque la poursuite de La Fin d’un monde de Patrick Buisson. Mais il s’agit ici de voir quel autre monde commence, quelles sont les pousses ayant amené à faire émerger cette France postmoderne qui se grime désormais en ce qu’elle n’est pas. Ce faisant, Éric Zemmour entre dans une querelle qui n’a jamais eu lieu sur la scène politique : la « querelle identitaire et civilisationnelle » devant être selon lui « au cœur de la campagne » de 2022.
Comment donner tort à Éric Zemmour sur ce point ? Je suis Éric Zemmour depuis 2007 et ses débuts dans l’émission ça se dispute et j’ai été frappé par son courage et sa ténacité dans ce combat mené intellectuellement, historiquement, sociologiquement. Face au silence et à la novlangue imposés par le « politiquement correct », Zemmour a toujours traqué le paradoxe, les apories de la postmodernité et du progressisme avec courtoisie et conviction. Il poursuit cette tâche dans ce livre et donne une voix à l’évidence : le « grand remplacement » : le terme est évoqué ouvertement par l’excellente formule « Le grand remplacement muséal » (p. 63) au sujet de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration lancée en 2007 inspiré, nous dit l’auteur, par le « Génie malfaisant de l’État français quand il se retourne contre les populations au service d’un projet humaniste et universaliste de remplacement des populations autochtones ». Le musée est désormais le peuple français, submergé par des peuples qui rendent impossible l’assimilation à laquelle Éric Zemmour est si attaché. Il souligne même l’ironie tragique de l’histoire à propos de la Seine-Saint-Denis « emblème de ce grand remplacement qui n’existe pas » : « à l’instar du Kosovo » elle demeure, en dépit de la trahison des élites immigrationnistes, « le cœur historique de la France, avec la basilique Saint-Denis, où reposent les tombeaux de nos rois ». Zemmour observe lui aussi l’existence de deux patries : le cœur battant de la patrie charnelle, la terre faite par « les quarante rois », la République et la patrie de substitution, cette France, terre d’asile et terrain vague, cette France-monde qui n’est plus qu’un hexagone, l’adjectif de « République française », la France de ni rien ni personne, une Afrique de bocages et de conifères et un Orient habité par des bédouins sans désert. Zemmour évoque une « colonisation religieuse », « une colonisation visuelle » qui entraînent toutes deux une « colonisation des âmes ». Rien à redire là-dessus. On retrouve dans ce livre l’outrage à la novlangue, permanente chez Zemmour sur ces sujets, le courageux dévoilement des mots comme le fait Renaud Camus honoré du terme, si juste, de « résistant ». Pour que la France n’ait pas dit son dernier mot, il faut préalablement prononcer les mots des choses qui défont la France, qui lui donnent une pluralité factice, une diversité en carton. Éric Zemmour se place sous l’égide d’auteurs comme Claude Lévi-Strauss ou Samuel Huntington qui actent l’existence d’aires civilisationnelles ayant leur cohérence culturelle, sociale, religieuse. Et l’auteur de citer Lévi-Strauss dans une conférence à l’UNESCO de 1971 peu goûtée par le milieu progressiste qui jusqu’alors l’encensait : « Il existe dans les sociétés humaines un certain optimum de diversité au-delà duquel elles ne sauraient aller. (…) Pour ne pas périr, il faut que, sous d’autres rapports, persiste entre elles, une certaine imperméabilité ».
Zemmour ne s’arrête pas à ce constat. Il voit dans ce processus de remplacement, une faiblesse consubstantielle de l’Occident et un projet des élites mondialistes.
La faiblesse de l’Occident est sa propension à mythifier l’altérité, à trouver dans l’Autre la confirmation de son nécessaire effacement. L’auteur décrit avec une ironie mordante l’accueil qui fut réservé à l’élection d’Obama le 20 janvier 2009 (« Les Français ont un nouveau président ») et énonce le principe structurant de la postmodernité cosmopolite et diversitaire : « Désormais, c’est la goutte de sang blanc qui est jugée tache à nettoyer ». Zemmour dit souvent : « L’histoire est tragique » et il note très justement, en introduction de l’ouvrage, « Nous vivions une nouvelle épopée révolutionnaire ». Or, le tragos de la postmodernité, c’est le peuple blanc qu’il s’agit de chasser de la cité, c’est la mémoire française, son histoire qu’il s’agit d’expurger comme les miasmes d’un ordre ancien honni. Le sans-culotte de la postmodernité est le Migrant, l’Autre, celui qui doit permettre à la bourgeoisie mondialisée de promouvoir la constitution civile d’un clergé nouveau, le clergé progressiste : discrimination positive, réécriture de l’histoire, exégèse du roman international, défrancisation à marche forcée, la « régénération, nous dit excellemment Zemmour, de la race décadente par la race dynamique », « la stérile par la prolifique », « le bourgeois à la santé débile par l’énergie vitale du nouveau prolétaire, le passé par l’avenir ». Tel est bien le projet des Soros, de Davos : exalter « l’homme nouveau des temps modernes », en financer l’émergence et la puissance, créer les conditions juridiques de cette inéluctabilité migratoire à travers le honteux pacte de l’ONU de 2018 par exemple, dont Zemmour n’a curieusement pas parlé.
Éric Zemmour va traquer les convertis de cette nouvelle religion. A travers le portrait de Jacques Toubon, le Sisyphe de la droite, les excellentes pages consacrées à Valéry Giscard d’Estaing, l’évocation de Patrick Devedjian, Éric Zemmour analyse la force de gravité exercée par le centre, cette attraction presque irrésistible dans les années 90 et 2000 du mondialisme, de l’européisme, de l’état de droit au mépris même des droits de l’État, de l’individualisme, de la substituabilité de tous à chacun, de la perte du sens collectif au détriment du nouveau souverain autoproclamé : l’individu et son égoïsme prétendument structurant et fécond. L’extrême-centre, aussi centriste dans son acceptabilité politique, électorale qu’extrémiste dans le déracinement violent et mortifère qu’il impose aux peuples autochtones, à tous les peuples, les nôtres et les autres.
La France n’a plus d’orgueil, cet alliage savant entre mesure et démesure, que Zemmour admire chez Napoléon. Elle est couchée comme ses villes dans Voyage au bout de la Nuit contrairement à New-York « une ville debout ». Le rêve français et européen est désormais de « devenir des citoyens de l’Empire américain comme on l’était jadis de l’Empire romain ». Si le retour de la France dans le commandement intégré de l’OTAN en mars 2009 est dénoncé comme une « illusion de Sarko », les Américains restaient maîtres à bord et « demeuraient les seuls patrons ». Zemmour dénonce en filigrane la constitution d’un Empire d’Occident, décadent presque avant d’être né : l’euro est l’instrument monétaire de cet Empire bicéphale, l’OTAN son instrument militaire. La France n’avait qu’un souhait : être à la table de la Bundesbank allemande » et « à la table de l’état-major américain ». Cette stratégie internationale a signé l’effacement de l’influence française et Éric Zemmour déplore à juste titre le mythe du couple franco-allemand, l’Allemagne étant le « patron de l’Europe pour le compte du ’vrai’ patron occidental, les États-Unis. Une sorte de gauleiter américain » nous dit l’auteur.
Cette influence américaine, Éric Zemmour en analyse les effets culturels à travers le désastre de la cancel culture et du woke qui viennent assiéger les universités, les administrations, les esprits et que le combat politique a pour fonction de prendre en charge. Éric Zemmour souhaite mener la guerre des histoires qui a été déclarée par les prétendus « éveilleurs ». A travers les exemples cinématographiques divers (Indigènes, Intouchables), il vient traquer la supercherie de la révolution contre les blancs, les hétérosexuels, les vieux, ces nouveaux inutiles de la société postmoderne, ces Français programmés pour l’obsolescence et que le woke promet de remplacer. Sur ce point, la grille de lecture d’Éric Zemmour est ferme, sincère et inspire la confiance. Il est intellectuellement, historiquement, sociologiquement armé pour mener ce combat et cela se voit dans le livre.
Mais… Il y a un mais… Le livre, excellent, pèche par ce qu’il ne dit pas. J’ai été surpris, dans la dernière partie 2019-2020, de ne trouver que peu d’éléments sur l’affaire du Covid-19. Cet épisode est selon moi fondamental en ce qu’il contient, excusez du peu, un changement de régime, une hystérie collective rarement atteinte depuis les années 70, une mise à mort de la médecine, une occultation totale des libertés publiques. La Grande réinitialisation paraît ne pas être un phénomène politiquement structurant pour Éric Zemmour. La preuve : il évoque, dans de très belles pages, la période de confinement sur un ton presque nostalgique, le vide découvrant Paris de ses oripeaux de modernité et laissant surgir les fantômes de l’histoire dans les rues vides, silencieuses. Et, en effet, le confinement fut une parenthèse que je qualifierais d’enchantée où le bruit, les agendas, le negotium, l’urgence permanente et tyrannique ont laissé place au silence, au vide, à la nudité des architectures, à l’otium. Plus le temps passe, plus il m’est avis que ce confinement fut une stratégie de séduction de Davos pour créer une rupture dans l’océan d’ennui des bullshits jobs, dans ce temps séquencé, insupportablement cadencé, dans ce bruit qui sature tout.
Éric Zemmour a tout vu du Grand Remplacement des peuples dans le sillage de Renaud Camus mais il n’a pas encore, me semble-t-il, tiré toutes les conséquences du Grand Remplacement de l’homme qui est l ’objectif de la Grande réinitialisation. J’encourage Éric Zemmour à investir ce sujet s’il souhaite proposer un projet pour la France en 2022. Il a si brillamment répondu à Jacques Attali en 2014 dans la fameuse émission de Frédéric Taddéï, presque mythique pour tous ceux qui sont en deuil de France, que je n’ose pas croire qu’il abandonne ce terrain. La Grande réinitialisation est animée d’une problématique profondément identitaire : il s’agit de fusionner l’identité biologique et numérique, de remplacer l’homme par son artefact numérique, la donnée, dont le Pass sanitaire est la voire d’entrée. Klaus Schwab et Thierry Malleret en publiant Covid-19, la Grande réinitialisation ont ouvert un autre front : celle de la disparition de l’homme naturel, considéré comme désespérément diminué, au profit d’un homme augmenté par une technologie mythifiée, sanctifiée, qu’il convient de remettre à sa place. La grande réinitialisation est le point commun des maux de la postmodernité : grande réinitialisation de l’histoire par la cancel culture, grande réinitialisation de l’homme par la technocratie sanitaire qui détruit toute médecine, grande réinitialisation internationale par une gouvernance mondiale, grande réinitialisation politique enfin par un nouveau contrat social qui fait de la liberté un intrus dans un monde ordonné à une technocratie biopolitique qui est à elle-même sa propre norme.
Éric Zemmour a écrit un livre à la fois brillant et distrayant, grave et léger, tragique et plein d’espérance. S’il a une ambition politique, légitime, il doit prendre selon moi à bras le corps les deux axes qui structurent la tragédie politique de la postmodernité : le Grand Remplacement et la Grande réinitialisation, les deux faces d’une même pièce.