C’est peu de dire qu’il faut lire le livre de Pierre-Yves GOMEZ, L’esprit malin du capitalisme. Le titre nous place d’emblée dans le décalage, l’ironie. Le capitalisme est malin, astucieux. Il séduit, convertit, crée des synergies, fédère vers un avenir meilleur. Mais aussi et peut-être à cause de cela, il est à bien des égards la manifestation du malin. Il déçoit, trompe et divise.
Pierre-Yves GOMEZ invite le lecteur dans une introspection du capitalisme, ce système producteur de plus-value, de « valeur » mais surtout d’un récit, d’un « narratif » comme l’on dit aujourd’hui dans le jargon des communicants.
Il a en effet une histoire car le capitalisme, c’est Protée. Le capitalisme accumulatif nous est familier car son récit a été déconstruit par Marx. La théorie de l’accumulation du capital, la division entre le capital et le travail, l’appropriation des moyens de production ne laissant plus au prolétariat que l’aliénation du salariat. Le capitalisme accumulatif construisait la richesse sur la solidité du passé, l’expérience acquise puis développée dans l’entreprise comme des sédiments. Avec le capitalisme spéculatif, un nouveau narratif commence. Ce nouveau narratif, a son mythe fondateur (chapitre 1) : la loi ERISA du 2 septembre 1974 : les caisses de retraites des entreprises deviennent des organismes financiers autonomes qui doivent désormais diversifier leurs placements. Les disponibilités financières sont alors gigantesques. A partir de là, la circulation des capitaux est modifiée. Mais c’est en rétroaction, la philosophie, l’organisation des entreprises qui est profondément impactée : l’entreprise devient une « entreprise-tableur » (chapitre 2). Cette organisation nouvelle crée des marchands nouveaux, les « marchands de finance » et la technocratie au cœur du capitalisme spéculatif (chapitre 3). Il faut rationaliser par des process, tout ordonner au « chiffre », à la performance ciblée, rationalisée puis évaluée. (chapitre 4). La logique de ce capitalisme nouveau repose sur la spéculation, ce miroir postmoderne (même si l’auteur récuse le mot) : la flèche du temps s’inverse comme le dit subtilement l’auteur. L’ « Avenir » est la mesure de toute chose. L’espérance des gains futurs rend admissible, nécessaire même la dette présente. Pierre-Yves GOMEZ dégage 3 caractéristiques du capitalisme spéculatif : la rupture, la promesse, l’indifférence ou la dédramatisation de la dette. Disruptif, le capitalisme spéculatif ne veut pas partir du passé mais l’abolir (chapitre 5). L’auteur confronte cette définition du capitalisme spéculatif à ce que l’on appelle le néo-libéralisme où les individus sont dissous, anonymes, interchangeables (chapitre 6). L’auteur aborde la dimension anthropologique du capitalisme spéculatif avec la figure de Narcisse et analyse de manière passionnante la mise en miettes du capital : l’individu est un microcapitaliste qui devient lui-même un capital, valorisable, comparable, chiffrable. La valorisation protéiforme de soi devient spéculation sur soi (chapitre 7). Le capitalisme spéculatif peut tout accepter sauf les doutes. L’auteur revient sur le concept de « crise » qu’il définit comme un doute des acteurs du capitalisme sur les promesses qu’ils ont eux-mêmes formulées : les crises financières locales ou les crises globales de 2001, 2007-2008 révèlent les limites d’un narratif pour en développer un autre (Chapitre 8 et 9). Ce narratif nouveau est la digitalisation : l’entreprise se transforme en plateforme numérique signant le passage de l’ « entreprise-tableur » en « entreprise-tablette » et donnant naissance à une nouvelle technocratie digitale. Ce narratif a ses dits (la fluidification de tout, la mutabilité universelle, l’agilité) mais aussi ses non-dits (les contraintes imposées par les nouveaux experts). Pierre-Yves GOMEZ montre dans un chapitre passionnant que la digitalisation a étendu le domaine de la spéculation faisant reculer non le travail comme le pensait J. RIFKIN mais réduisant le domaine de la gratuité. Au contraire, le travail devient lui-même liquide. Le travail rémunéré s’insinue partout et vient investir la vie quotidienne en dehors du cadre classique et professionnel. (chapitre 10 et 11). Le chapitre 12 aborde l’extraordinaire plasticité du travail dans le capitalisme spéculatif. L’acheteur achète mais aussi et surtout devient le coproducteur du produit qu’il achète. Dans une excellente formule, l’auteur montre que les ordinateurs ne sont pas seulement des « vitrines » mais des « postes de travail » qui vont fournir aux entreprises des informations relevant de la relation client. Le client lui-même devient créateur de valeur mais se croyant microcapitaliste, le client reste un microprolétaire privé des moyens de productions ! (chapitre 12). Le travail dans l’entreprise digitalisé a totalement changé de nature : effectué par Narcisse, la figure allégorique du travailleur postmoderne, il n’est plus fondé sur le labeur, l’effort. Le cadre traditionnel du travail issu de la social-démocratie a volé en éclat : la représentation syndicale recule inexorablement, la grève elle-même a changé de nature, a pris des formes nouvelles, individuelles dans une impression généralisée d’ « atrophie du collectif » (chapitre 13). Ces mutations engendrent un rapport nouveau avec la dette. L’auteur dresse un rapide historique de la dette et rappelle son lien avec la communauté (le munus en latin). Or la liberté moderne est l’affranchissement de toute dette et le narratif du capitalisme spéculatif ne peut se déployer avec l’ombre menaçante de la dette. Les communautés existent mais ce sont des communautés d’émotion qui se créent et se détruisent immédiatement. (chapitre 15). Pierre-Yves GOMEZ aborde ici le cœur du capitalisme spéculatif. C’est avant tout un capitalisme narratif, qui raconte une histoire irrationnelle peut-être mais qui se nourrit de sa propre irrationalité. Comme on persévère dans son être chez SPINOZA, la société du capitalisme spéculatif persévère dans son irrationalité avec ses mythes proches de la science-fiction mais aussi sa part d’ombre, la « honte d’être un homme » (chapitre 15 et 16)
On l’aura compris, l’ouvrage est foisonnant, passionnant et certains points ont attiré notre attention.
L’économie réelle et l’économie spéculative
Pierre-Yves GOMEZ nous fait entrer dans la machine complexe – le labyrinthe sans Minotaure dit-il – du capitalisme spéculatif. Il vient désamorcer un lieu commun selon lequel il y aurait un mur étanche entre l’économie dite réelle et l’économie financiarisée vivant chacune de son côté une vie parallèle, s’ignorant l’une l’autre. L’auteur nous montre précisément les interfaces entre ces deux économies, notamment dans les premiers chapitres. C’est d’ailleurs tout le problème. L’irrationalité du capitalisme spéculatif vient imposer sa part d’imaginaire à l’économie réelle : elle donne forme à de nouvelles organisations de l’entreprise, à une nouvelle conception des ressources humaines. La libération des contraintes de la dette vient transformer l’économie réelle, par un maintien des taux d’intérêt très bas qui favorise l’emprunt et augmente la propension marginale à consommer de populations qui n’auraient pas eu accès à la propriété, à des biens de consommations par les seules rémunération du travail. La stimulation, artificielle – on l’a vu avec la crise des subprimes – du secteur immobilier active tout un écosystème d’entreprises qui dynamise incontestablement et pour un temps l’économie, bien réelle. La prophétie du capitalisme spéculatif – le gain à venir absorbera les dettes – est auto-réalisatrice et elle vient infuser les banques centrales, les sociétés de crédits, les comportements individuels mêmes, ce qui explique la poussée de l’endettement des ménages et des administrations publiques par exemple. La création de valeur par le capitalisme spéculatif est d’une certaine manière opératoire dans l’économie réelle mais il faut pour cela créer un narratif.
Le capitalisme spéculatif est un capitalisme narratif
C’est un des points les plus passionnant de l’ouvrage : l’avènement d’un capitalisme narratif. Au-delà de la fameuse success story qui est la mise en récit d’une innovation réussie, le capitalisme spéculatif a son récit propre : un Deus ex machina, l’ « Avenir », qui exerce une force d’attraction de tout l’écosystème mondial et politique. L’imaginaire révolutionnaire, puissant depuis le XVIIème siècle en Occident, trouve sa matérialisation dans cette croyance en un avenir radieux. Le mythe fondateur, c’est la tabula rasa, l’acte de destruction qui permet d’épurer le passé et les immobilismes supposés des communautés naturelles. Il s’agit de s’en affranchir pour aller de disruption en disruption, l’innovation étant le moteur de cette tabula rasa permanente. La création de valeur est paradoxalement dans la destruction et SCHUMPETER – surtout ses commentateurs d’ailleurs – lui a donné une traduction économique à travers le concept de « destruction-créatrice ». L’obsolescence programmé est une manifestation de cette destruction orchestrée au cœur même du produit et faisant partie de la stratégie même de conception du produit. La destruction est anticipée au moment même de la conception avec la certitude que l’innovation substituera un produit au produit obsolète. Le narratif repose sur la substituabilité permanente, la liquidité structurelle, le mouvement perpétuel, la montée en valeur et en gamme assurée par l’ « Avenir ». Le progressisme, l’optimisme philosophique trouve là sa traduction économique, les deux narratifs étant en parfaite adéquation.
L’économie spéculative, un fatum aveugle
L’économie du capitalisme spéculatif crée un récit qui dit l’inéluctabilité du bonheur. Mais il s’agit d’un janus bifrons. Cette liquidité au cœur du système crée le malaise, le mal-être. L’ingénierie sociale par la substituabilité est la transposition post-moderne de la roue de la Fortune. La spéculation, à grande vitesse, construit et déconstruit les valeurs, promeut et dégrade les hommes sur la base d’une irrationalité tragique, incompréhensible et révoltante. L’emballement spéculatif va être à l’origine de la montée d’un titre, de l’enrichissement des actionnaires, de primes pour certains acteurs ou à l’inverse de l’effondrement d’un titre, de la compression de personnels qui peut en résulter. Le destin des acteurs de ce système est aveugle. Il crée un effet d’adrénaline dont le revers est l’anxiété permanente, le surmenage, l’injonction de performance, sans détenir les clés du succès. Cette dichotomie entre la performance individuelle – ou appréciée comme telle par les acteurs – et la montée en valeur d’un titre sur un emballement spéculatif crée une situation sacrificielle et addictive. Cette dimension sacrificielle fait partie de l’ « esprit malin ». Il est essentiel à ce narratif : l’adrénaline du coup de génie, risqué, l’ombre permanente de l’échec. L’incompréhensibilité d’un monde où tout devient possible parce que justement il n’est pas rationnel.
Le capitalisme spéculatif, le théâtre de la rationalité
L’ « esprit malin » du capitalisme, c’est aussi la théâtralisation de la rationalité : la technocratie, le « tableur », les cibles, les seuils d’alerte, l’évaluation, les actions correctives, les process de production, les maintenances prédictives où le futur est contenu dans les algorithmes, la numérisation des moyens de production : tout est « mis en scène » pour donner une apparence de rationalité. D’une certaine manière, le capitalisme postmoderne a les apparences de l’univers de LEIBNIZ : l’individu monadique est son unité. La numérisation est fondée originellement sur le calcul binaire du philosophe mathématicien. La théorie de l’équilibre de Léon WALRAS et l’optimum de Vilfredo PARETO se rapprochent de l’harmonie universelle, d’une mathesis appliquée à l’économie. L’obsession de l’efficience, de l’optimisation est une recherche du juste équilibre entre la dépense consentie et le résultat attendu. La « balance coût-avantage » relève d’un calcul d’optimisation et le consommateur Narcisse de Pierre-Yves GOMEZ est un ordinateur qui calcule la maximisation de son plaisir, de son profit dans une continuelle balance coûts-avantages : le phénomène des comparateurs de prix accessibles aisément sur les supports numérique stimule l’optimisation de la synergie entre la dépense admissible par un consommateur et le plaisir que la dépense lui rapporte. Mais si l’esprit du capitalisme est malin, c’est parce que cette rationalité est un songe. Derrière, la balance coût-avantage, la tyrannie de l’envie, la propension incontrôlable à consommer. Derrière, l’entreprise-tableur, la motivation spéculatrice : le « tableur » n’est pas une mise en modèle de l’existant, du réel mais l’extrapolation inversée d’un objectif souvent irrationnel. Rationalité et irrationalité se nourrissent l’une l’autre. Le capitalisme spéculatif est « malin » car il sollicite les deux aspects de l’humain : la raison et la « folle » imagination comme dirait PASCAL.
Le capitalisme spéculatif, la liquidité à tout prix mais à quel prix…
Le propre du capitalisme spéculatif est surtout l’avènement d’une nouvelle anthropologie : au programme, la création d’un nouvel homme, l’homme désincarné, défait de ses communautés naturelles. L’homme de John RAWLS sans accident et sans qualités, liquide, soluble dans les « valeurs » éthérées de la république.
Le capitalisme spéculatif a besoin de ce déracinement car il vit de la liquidité, du mouvement perpétuel. Là où du solide se construit, il crée de la liquidité ailleurs pour permettre à l’ensemble de se mouvoir. L’introduction de l’euro a été de ce point de vue exemplaire : devant la fluctuation inquiétante des monnaies dans la crise monétaire de 1992-1993, l’euro s’est construit sur un panier de monnaies qui a consolidé incontestablement la stabilité monétaire mondiale. Le renforcement des zones monétaires dollar / euro / yuan a créé des mastodontes monétaires qui ont introduit une consolidation des monnaies certes mais qui ont déplacé les fluctuations irrationnelles ailleurs. Parallèlement à la création de ces zones monétaires, ce fut particulièrement sensible en Europe, les prix connaissent des fluctuations inédites sans que l’on puisse détecter un mouvement inflationniste ou déflationniste tendanciel. Ces fluctuations s’opèrent souvent pour un même produit, pour un même service et presque au même moment : les différenciations tarifaires exorbitantes, l’élasticité nouvelle des prix s’exerce sur certains produits, dans les transports notamment, dans le secteur de l’habillement (effets de soldes permanents) et introduisent une fluidité des prix à la fois motivante et anxiogène. Le consommateur doit professionnaliser son acte d’achat en guettant le bon moment pour le bon prix, généralement « longtemps à l’avance ». Cela crée un effet de concurrence généralisé, une sorte d’état de guerre économique perpétuelle qui s’investit dans le quotidien au service de l’individualisme narcissique, de la monade postmoderne. Le consommateur évolue dans un univers pluriréférentiel où la fonction prix n’est plus attachée à la chose – on le sait depuis longtemps – , n’est même plus l’effet d’une rencontre entre une offre et une demande mais est construite sur l’acte d’achat lui-même : son moment, l’opportunité, le kairos du consumérisme. L’esprit spéculatif vient s’investir dans le quotidien.
L’homme du capitalisme spéculatif est l’homme inachevé par excellence, l’homme amputé. La substitution de la formation continue à la formation initiale est le symptôme de cette fluidification du travail et du caractère disruptif des carrières. La vocation a laissé place à la carrière. La carrière elle-même laisse aujourd’hui place à un séquençage de carrières multiples, courtes. La vocation est le narratif du passé : un jour dans notre vie, nous avons été appelé à exercer tel métier. Ce moment initial conditionne toute notre vie professionnelle. C’est une vie au passé antérieur marquant souvent une continuité avec le passé, la fidélité à une tradition familiale. La carrière relève d’un choix individuel, au présent et prend des inflexions secondes – les promotions dans le même corps de métiers – au gré des opportunités. Aujourd’hui, la notion de carrière même est marquée d’obsolescence programmée pourrait-on dire. La travail comme le dit Pierre -Yves GOMEZ est diffracté entre la vie professionnelle, les activités personnelles rémunérées, et la partie non rémunérée du travail – une sorte de deep work – exercé dans l’acte d’achat, dans le montage des meubles, le bricolage du dimanche ou les tâches ménagères. La formation continue vient alimenter la disruption professionnelle et vient renforcer l’image du Narcisse inaccompli, en besoin. Sa « formation » continue est un kit de survie pour aborder une séquence professionnelle nouvelle, une compétence sans l’expérience et le vécu, ce qui accélère, on peut le craindre, la baisse en compétence globale de l’ensemble de la société.
Le capitalisme spéculatif relève d’une économie de la substituabilité dont nous avons déjà évoqué quelques caractéristiques.
Le présent texte n’épuise pas ce livre référence à n’en pas douter. Il faut le lire car il est une clé de compréhension précieuse du monde qui est et du monde qui vient. Nous vivons sur un château de cartes, dans un univers mouvant et la malice ou la malignité du capitalisme – on ne sait – est de nous raconter une autre histoire…