Alexandre del Valle et Emmanuel Razavi ont publié en novembre 2019 Le Projet : la stratégie de conquête et d’infiltration des Frères Musulmans en France et dans le monde.
Excellemment sourcé, l’ouvrage nous rappelle les origines des Frères musulmans (les Ikhwan) sous l’égide d’Hassan Al-Banna en 1928 ainsi que la stratégie de conquête, intellectuellement et politiquement très élaborée, destinée à promouvoir un Califat mondial (chapitre I). Cette conquête passe par l’assaut du Dar Al-Harb et du « Joyau européen » (chapitre II). Les deux auteurs montrent les liens entre la Confrérie et le Jihad (chapitre III) et mettent en évidence l’épicentre de cette stratégie, le Qatar « hyper-centre de l’islamisme mondial » (chapitre IV). Ils nous proposent une relecture des Printemps arabes où les médias, énamourés, n’ont vu qu’une manifestation démocratique sans discerner les fins théocratiques qu’assignaient les Frères musulmans à cet épisode politique (chapitre V). A. del Valle et E. Razavi étudient les perspective d’un nouveau printemps arabe 2.0 qui correspond à la stratégie du « soft power jihad » structuré par trois figures importantes : Jassim Sultan, feu Jamal Khashoggi et Azzam Tamimi qui ont chacun modernisé la stratégie de mondialisation de l’Islam. Le titre du chapitre VII « Les réseaux sociaux et l’antiracisme politiquement correct au service de l’expression frériste » est moins ambitieux dans sa formulation que ne l’est son contenu. Au-delà de l’expression que prend l’islamisme frériste dans les réseaux sociaux à travers AJ+ (passage passionnant), les deux auteurs étudient les modalités d’expression du jihad, analysant tour à tour le jihad du verbe, le jihad judiciaire, le jihad par la désassimilation et la victimisation, le jihad éducatif, le jihad économique, et le jihad « visuel » par la modification progressive et insensible de notre environnement quotidien.
Plusieurs points ont attiré notre attention. Nous précisons que l’interprétation de ces points n’engage aucunement les auteurs Alexandre del Valle et Emmanuel Razavi mais que leur livre, foisonnant et passionnant, a occasionné des réflexions qui peuvent sortir du cadre proposé par les auteurs.
Un internationalisme vert
Le rôle de la Confrérie est fondamental car leur stratégie, en phase d’accélération actuellement, produit une redistribution des cartes au Moyen-Orient. La structuration sunnites / chiites sans être forcément inopérante ne doit pas masquer une structuration frérisme / wahhabisme. Sur le plan religieux et politique, l’approche frériste est un internationalisme des « petits pas » : il s’agit de créer un Califat mondial par une méthodologie progressive en réislamisant l’individu musulman, le foyer musulman, le peuple musulman, pour parvenir au Califat, à la reconquête de l’Occident et à la Tamkine planétaire (le « Projet Tamkine » étant la stratégie d’Islamisation rédigée en 1992). Cette réalisation de l’Oumma (la Nation-monde, la « vraie ») passe par le Jihad à la fois « effort » et « combat ». Ce nouvel internationalisme vert crée des approches différentes voire des fractures au sein même du monde arabe entre ceux qui ont une approche globalisée de l’Islam et ceux qui demeurent dans une approche nationale (le terme étant dans le monde arabe à prendre avec prudence).
Une nouvelle géopolitique au Moyen-Orient s’est ainsi déployée. Au chapitre IV, A. del Valle et E. Razavi mettent en évidence une ligne de partage que la question syrienne a fait apparaître au grand jour. D’un côté, l’Egypte, l’Arabie saoudite, les Emirats Arabes Unis, le Bahrein, le Koweït ; de l’autre le Qatar, la Turquie et l’Iran dans le sillage des Frères musulmans. Après les nombreuses tergiversations de la diplomatie Obama dans les années 2013-2016, les Etats-unis se sont clairement positionnés contre les Frères musulmans et la Russie a de manière encore plus nette lutté contre le foyer du Califat incarné par l’Etat Islamique. Le livre d’Alexandre del Valle et d’Emmanuel Razavi contribue à éclaircir le paysage diplomatique et conduit naturellement les pays européens à un réalisme politique : il s’agit non de lutter au nom des vagues droits de l’homme contre des tyrannies laïques mais d’effectuer un vrai containment de la diplomatie des Frères musulmans diffractée entre trois pays ambitieux et conquérants comme le montre par exemple l’impérialisme de Recep Tayyip Erdogan qui se voit incarner ce nouveau Califat (voir à ce sujet notre article La Turquie, dékémalisation et impérialisme musulman ). Cette ligne de partage devient une ligne de front avec les tensions extrêmes entre les Etats-Unis et l’Iran engendrées par la mort, le 3 janvier 2020, du général Qassem Someimani (corps des gardiens de la révolution islamique).
Les idiots utiles islamo-gauchistes et malheureusement les autres…
Un des nombreux intérêts de l’ouvrage est de mettre en évidence les alliés objectifs de l’islamisme frériste dans le monde contemporain. L’islamogauchisme et les problématiques des frères musulmans se retrouvent pour plusieurs raisons :
La haine de l’Occident les rassemble ainsi que celle de l’état d’Israël et plus profondément de tout ce qui relève de la continuité judéo-chrétienne. Pour eux comme pour les Frères musulmans, cette culture est décadente et doit faire l’objet d’une table rase. Les uns et les autres sont imprégnées d’une forme d’idéal révolutionnaire hérités de l’historicisme du XVIIIème siècle. C’est la raison pour laquelle l’idéologie frériste est si soluble dans l’imaginaire français postrévolutionnaire.
Les islamo-gauchistes estiment que le musulman, le Migrant est le nouveau prolétariat, que l’islamisme est la nouvelle force historique qui va faire tomber le capitalisme et la bourgeoisie mondialiste. Il y a une sorte d’effet miroir paradoxal entre une idéologie athée, matérialiste et un système politico-religieux, théocratique, qui se retrouvent dans leur opposition à une société liquide, obnubilée par la valeur médiatrice et structurante de l’argent.
Les islamo-gauchistes véhiculent une conception des affaires internationales structurée autour de leur opposition à Israël d’où un palestinisme qui va d’ailleurs bien au-delà les milieux islamo-gauchistes (dont le Monde diplomatique et Médiapart particulièrement se font l’écho). L’utilisation du drapeau palestinien dans des réunions publiques (grèves, réunions politiques, y compris celles des présidentielles sous prétexte d’avoir vaincu l’ « extrême droite » comme en 2002 ) est un marqueur fort de cette imprégnation pro-palestinienne. La Palestine est devenu un symbole, un « narratif » : le symbole d’une résistance fantasmagorique du Musulman opprimée face au colonisateur israélien. Ce narratif sert l’idéologie frériste qui nourrit un imaginaire victimaire, l’éducation nationale, imprégnée de la religion de l’Autre, les médias, les politiques serviles lui donnant un canal d’expression inédit.
Les Ikhwan, une alternative à la société postmoderne.
Les Frères musulmans proposent une alternative à la société postmoderne. Ils proposent stratégiquement un récit que l’ouvrage détaille de manière passionnante dans le chapitre VII notamment.
Par un Jihad protéïforme (verbal, culturel, médiatique), les Frères musulmans se nourrissent de l’éther, du néant des « valeurs » de la république – que chacun serait bien en peine de définir de manière rigoureuse – pour mieux la détruire. Le Jihad judiciaire est un des plus redoutable car il s’appuie sur une judiciarisation croissante des institutions et une conception jurisprudentielle croissante du droit qui abandonne les peuples à la Cour de Justice de l’Union européenne, au Conseil constitutionnel, au Conseil d’Etat, ce qu’Eric Zemmour appelle le « gouvernement des juges ». Les Frères musulmans ont bien compris le passage d’un Etat de droit à un Etat de « droit à… ». Ainsi, les jurisprudences font-elles appel aux sacrosaints principes généraux du droit, ou aux Principes fondamentaux reconnus par les lois de la Républiques reconnus par la décision du Conseil constitutionnel n°71-44 du 16 juillet 1971 : la liberté d’association, la liberté d’enseignement, la liberté individuelle, les droits de la défense sont autant de brèches dans lesquelles les Frères musulmans ont su s’engouffrer. Le socle républicain n’immunise plus contre cet entrisme juridique. De ce point de vue, nous assistons à des retournements historiques qui seraient comiques s’ils ne portaient en germe une tragédie : les héritiers des Frères agitent l’épouvantail de l’hitlérisme (la fameuse reductio ad hitlerum, très bien étudiée dans Le Projet) quand leurs aînés s’acoquinaient par antisémitisme au régime nazi (d’Al-Banna à Saïd Ramadan…)
Les Frères musulmans ont bien compris de surcroît que la mondialisation libérale est d’une fragilité extraordinaire car elle trouve sa matrice dans l’individu post-moderne, cet atome humain, foncièrement marqué par l’égoïsme et l’intérêt, qui va tirer à hue et à dia la couverture du droit vers lui sans souci du bien commun. Les mots « Vivre ensemble », « Fraternité » disent justement ce qui n’est plus : le sens du commun, le sens du collectif que l’Oumma se propose de recréer d’où la préoccupation sociale des Frères à travers les associations, une finance propre qui méconnaît la notion d’ « intérêt » (révélateur !) et la perspective d’une Nation-monde (l’Oumma) où les mondialistes de Davos proposent une post-Nation mortifère.
Plus gravement, les Frères musulmans se posent en paravent contre le néant spirituel dans lequel la mondialisation libérale enferme l’occidental post-moderne. Les conversions sont un témoignage inquiétant de cette force d’attraction contre laquelle l’Eglise devrait agir. Malheureusement l’immigrationnisme, un syncrétisme dévoyé, le renoncement à l’évangélisation (des Evangiles, pas de la soupe verbale droit de l’hommiste !), la fascination pour le monde, tout cela ne permet pas actuellement à l’Eglise d’offrir une alternative au néant spirituel qui s’annonce en Occident. Les Frères musulmans savent cela et nous sommes leur proie sur ce plan.
Le Jihad du verbe et de la communication joue à plein car les Frères adoptent volontiers la séduction postmoderne. AJ+ est de ce point de vue l’exemple emblématique d’une porosité totale aux problématiques sociétales, postmodernes (féminismes, LGBTQI etc.) qui captivent un public jeune pour réaliser une conquête progressive des esprits. Le produit d’appel est parfait : captation, séduction, propédeutique par l’héroïsation de figures musulmanes, conviction, conversion. L’entrisme le plus inquiétant est l’entrisme des consciences. Peupler l’absence de récit imposé par l’Occident déraciné, sans mémoire, par un récit nouveau, de nouveaux héros, un nouveau peuple.
Davos et Damas contre Demos
Le problème est bien là. Tout dans l’Occident postmoderne contribue à créer un nouveau peuple. Immigration incontrôlée, archipellisation ethnique décrite par Jérôme Fourquet, Grand remplacement surtout déploré par Renaud Camus, périphérisation croissante du peuple indigène décrite par Christophe Guilluy : ce phénomène d’une ampleur inouïe et tragique contribue à créer un terreau ethnique, sociologique, culturel, verbal favorable à la pénétration des Frères musulmans. Introduire un nouveau lexique (halal/haram), de nouveaux mythes (le converti, le « Jihadiste » parti en Syrie), de nouvelles géographies urbaines (la langue arabe en devanture des magasins ), préférer dans des décisions judiciaires iniques le peuple de substitution au Demos.
Tous les politiques publiques sont au service de ce peuple de substitution : les politiques de la ville, les politiques d’accueil, les politiques sociales constituent la manifestation de l’altérocratie, le gouvernement de l’autre, par l’autre pour l’autre. Les Frères musulmans savent bien cela et ils mènent calmement leur stratégie inspirée par La Stratégie de l’Action Islamique Culturelle à l’extérieur du Monde islamique adoptée par la 9ème Conférence islamique à Doha en 2000, sous l’égide de l’OCI, de l’ISESCO, cela devant les politiques apeurés, spectateurs de leur propre destitution à venir et surtout complices effarés et paralysés de cette submersion du Demos qui devient étranger chez lui.
Ces propos sortent clairement des propos du remarquable ouvrage d’Alexandre del Valle et d’Emmanuel Razavi. Mais nous souhaitions montrer que leur ouvrage est essentiel car il soulève les questions politiques de demain. Un projet alternatif à l’Occident, à son identité politique (monarchique ou républicaine), à son identité spirituelle est en train de voir le jour et de prendre position, efficacement et fermement, ici, chez nous…
Ce « Projet » décrit par le livre appelle un projet de combat, de combat intellectuel, politique, civilisationnel. En dehors d’être une mine d’information d’une précision remarquable, le Projet d’Alexandre del Valle et d’Emmanuel Razavi donne de la force pour mener, chacun à notre manière, ce combat pour notre civilisation.